La fin des années quatre-vingt dix...
Kath se souvient…
Hailsham… Ce pensionnat d’où les élèves ne sortent jamais, perdu dans la campagne anglaise avec son pavillon de sport et ses terrains de jeux. Les cours de géographie, de poésie, de peinture. Les gardiens respectés, craints mais aussi souvent aimés.
L’enfance tranquille rythmée par de petits évènements comme les Ventes ou les Echanges et des évènements très importants comme la venue de Madame. Madame… qui a l’air presque terrifiée dès qu’une nuée d’enfants l’entoure.
Il y a ces trésors auxquels les enfants tiennent tant : Ruth et sa si belle trousse, Tommy et son polo, Kath et sa cassette audio, une cassette qu’un jour, se croyant seule, elle écoute avec émotion en dansant les yeux fermés pour découvrir subitement en les ouvrant que Madame, très troublée, la regarde.
Il y a des amitiés qui se nouent et ces menus détails si importants : le regard de Ruth, le sourire de Tommy… Tommy qui s’énerve si facilement, Ruth qui veut toujours tout savoir.
Il y a aussi Miss Lucy qui dit que les enfants d’Hailsham sont spéciaux, bref qui dit des trucs qu’on ne comprend pas vraiment et dont on va discuter au bord de l’étang.
Il y a toutes ces questions qui effleurent l’esprit mais qu’on écarte car plus ou moins consciemment, on sait qu’elles franchissent des limites qu’on n’est pas censé franchir.
Et puis arrive le départ vers les Cottages, les premières sorties à l’Extérieur, les couples qui se forment, les conversations qui se font graves parfois et que les vétérans quittent en soupirant "sans bruit " lorsqu’elles prennent un tour qu’elles ne sont pas censées prendre.
Il y a cette virée à Norfolk pour aller voir le possible de Ruth, cette virée qui a permis de passer une heure seule, avec Tommy. Une heure si courte.
Il y a ces éclats de rire qui cachent mal les angoisses.
Et ce moment où Kath a senti qu’il était temps de partir en formation, de quitter les Cottages, de quitter Ruth et Tommy.
Tommy…
Kath se souvient…
Quand Tommy a hurlé sa dernière colère, l’idée l’a effleurée qu’il avait toujours su.
Mon avis
Le titre, la photo de couverture, tout m’avait fait très peur. J’étais convaincue qu’on m’avait offert un livre à l’eau de rose. J’avais tort. Dans ce roman, pas une once de mélo, de l’émotion pure qui nous fait finalement trouver très belle, la photo de couverture.
Auprès de moi toujours est un livre où tout est dit en filigrane.
Si le lecteur plonge dans l’intimité de Kath, ce n’est pas sans déraper de temps en temps quand elle se réfère implicitement à des règles qu’il ne connaît pas encore. Ces règles, c’est à travers la vie, les propos et réactions des enfants de Hailsham [2], qu’il commence à les deviner car du monde dans lequel vit Kath, on devine plus qu’on ne sait et si des mots suffisamment révélateurs distillent un malaise dès le début, l’intolérable ne se dévoile que progressivement.
Tout en justesse et en sensibilité, l’auteur centre intégralement son propos sur ses personnages et réussit l’incroyable prouesse de provoquer chez son lecteur un cheminement de découverte ressemblant peu ou prou à celui des enfants : comme eux, nous sommes "informés sans l’être" et de multiples questions flottent entre "non dits" et "trop peu dits".
Il faut vraiment attendre la fin pour que tous les éléments du puzzle se mettent en place révélant une réalité dont on ressort d’autant plus ébranlé que la résignation de Kath dépasse notre entendement: elle évoque en effet ses souvenirs sans révolte, sans remise en question, calmement mais dans ce fatalisme sourd une profonde tristesse.
Si de nombreux livres traitant du même thème (un thème que je tais pour ne pas spoiler) existent et parmi eux, de forts brillants, celui-ci s’en distingue totalement. Par sa technique narrative, Kazuo
Ishiguro
a trouvé une façon tout à fait singulière d’éviter au lecteur d’avoir un point de vue trop extérieur au sujet. C’est avec "ses tripes" que le lecteur appréhende la situation, "de l’intérieur", et c’est remarquable.Pour réussir cette performance, il fallait que le roman fût lent et il l’est sans qu’à aucun moment nous n’ayons à nous en plaindre.
Bien sûr les amateurs exclusifs de SF bourrine devront s’abstenir. Ici, tout est dans la nuance, dans la touche légère. Nous sommes dans une littérature où un regard peut tenir lieu de cataclysme. Bref, vous l’avez compris, avec ses ellipses et ses mots qui prennent parfois un sens décalé dans d’étranges contextes, ce livre est tout simplement de la très belle littérature.
"Je pris les routes écartées les plus obscures que je connaissais, où seuls nos phares troublaient la nuit. […] ce soir-là, il me semblait que ces sombres voies n’existaient dans le pays que pour les gens comme nous, alors que les grandes autoroutes scintillantes avec leurs énormes panneaux et leurs super-cafés étaient réservées à tous les autres" .[3]
[1] Bridge over troubled water – Simon and Garfunkel
[2]Pour cette raison, on pense fugitivement aux passages sur les garderies de Béthely dans Chroniques du pays des mères d’Elizabeth Vonarburg.
[3]Le lien permet d'écouter un extrait de Scènes d’enfants – Opus 15 n°1 – Robert Schumann
L’auteur
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Voici ce qui est écrit sur un rabat de la couverture de mon édition :
"Kazuo
Ishiguro
, né en 1954 à Nagasaki, est arrivé en Grande – Bretagne à l’âge de cinq ans. Il est l’auteur de six romans : Lumière pâle sur les collines, Un artiste du monde flottant (Whitbread Award 1986), Les Vestiges du jour (Booker Prize 1989), L’inconsolé et Quand nous étions orphelins.Auprès de moi toujours prend place parmi les oeuvres déjà classiques de
Ishiguro
. Ses livres sont traduits en plus de trente langues. En 1995, KazuoIshiguro
a été décoré de l’ordre de l’Empire britannique pour services rendus à la littérature. En 1998, la France l’a fait chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres. Il vit à Londres avec son épouse et leur fille."Edit: orthographe