Bourgade autrefois prospère avec son aciérie, ses familles patriciennes et ses ouvriers profitant à plein de l’ère progressiste. Avant que la crise de 1929 ne sonne l’ère du déclin et de la décrépitude de la ville et de ses manoirs.
Dans cette région boisée, vous trouverez des grottes avec leurs vampires, un lac bien plus profond que vous ne le pensez, au fond duquel gisent de mystérieuses créatures lovecraftiennes. Sans oublier un ver télépathe et, pour les plus aventureux prêt à enfourner une moto pour visiter la région, un hameau où subsistent une tribu de consanguins oisifs plus ou moins dégénérés, dans la plus pure tradition du gothique sudiste.
De même que l’on ne s’étonne guère de trouver des raies des sables à Vermilion sands, des ornithorynques et des kangourous en Australie, des girafes en Afrique, on ne saurait donc s’étonner de croiser une telle faune à Sturkeyville.
Car Bob
Leman
est de ceux qui ont une approche frontale du fantastique.N’attendez pas chez lui l’interrogation, le doute qui ronge et lancine comme une brûlure, à l’instar du Horla de Maupassant.
Non, chez lui, le fantastique est là comme l’air que nous respirons, car comment pourrions-nous respirer sans air ?
C’est tout son talent de conteur, que de nous faire paraitre normale les créatures les plus singulières.
Le recueil s’ouvre donc, dès les premiers paragraphes, sur un ver télépathe.
Oui, un ver télépathe.
Mais attention, pas une larve d’insecte ou un ver de terre. Non, un ver à taille humaine, capable de prendre le contrôle de votre esprit, et de faire de vous sa marionnette ventriloque.
Dit comme cela, ça fleure le grotesque et le nanar à plein nez, comme ces séries B des années 50. Et pourtant, il n’en est rien.
L’audace, de nous infliger une telle créature dès le début du texte, se révèle payante. Car en à peine deux paragraphes, nous sommes totalement immergés dans un univers où son existence est on ne peut plus normale. C’est là l’une des grandes forces de ce recueil : l’immersion immédiate. Parce que
Leman
est un conteur hors pair, ce qui fait qu’avec lui, tout est normal, comme avec les animaux des Fables de La Fontaine.Ledit ver télépathe a pris le contrôle d’une famille, et s’en sert selon ses besoins. Après avoir tué la mère, puis le père, il garde le contrôle du fils et se fait bientôt passer pour sa femme. Le père a payé de sa vie sa tentative d’échapper à cette créature malfaisante, et le fils est bien décidé à le venger.
Le texte est habilement construit, superbement illustré (saluons les illustrations intérieures),traduit au cordeau (saluons la traductrice) et sa chute est imparable.
Seul texte vraiment à chute du recueil, cette plongée dans une Amérique rétro (que nous pourrions dater des années 20 ou 30, avec la démocratisation de la bagnole) n’a pas pris une ride. L’auteur prend soin, en effet, de ne laisser que de maigres indices sur la chronologie, et plonge ses textes dans une sorte d’atemporalité salutaire, à rebours d’un Neuromancien qui apparait si daté de nos jours, après avoir été révolutionnaire à son époque.
Après cette entrée en matière brusque, l’auteur passe au vampire.
Et là, mes réticences se lèvent avec la promptitude d’un réflexe.
Car je n’aime guère les vampires.
Du moins, ceux qui charrient tous les clichés du gothique, du romantisme : Stoker, Rice, la Hammer, voire pire encore, avec la bondieuserie médiocre version Twilight.
Quelques œuvres trouvent cependant grâce à mes yeux : La vierge de glace, roman hilarant de Marc Behm, La voix du sang ou Je suis une légende de Matheson, Ames perdues de Poppy Z Brite, Laisse-moi entrer (le film, qui a le mérite d’expurger le roman de ses scories) et Martin de Romero, que l’on a tort de limiter aux seuls zombies (voir The crazies) et à l’horreur (voir le génial Knightriders, l’un de ses films favoris).
C’est sans hésiter que j’ajoute La quête de Clifford M. à cette liste.
Leman
signe ici, outre un clin d’œil à un auteur bien connu, un texte d’une grande finesse, sur l’inadaptation d’un vampire, toujours sous-tendue par un humour pince-sans-rire à peine perceptible.C’est un peu la manière de Bob
Leman
. Conteur exceptionnel, notre homme se joue des clichés du genre pour réinventer le fantastique et lui donner cette tonalité indéfinissable qui fait sa patte.Ainsi en est-il des lovecrafteries.
Notre bonhomme va jusqu’à réduire les noirs océans à… un lac. Cependant, en fin connaisseur de l’œuvre du maître de Providence, il ne se contente pas de transférer les abîmes dans les eaux sombres du lac de Sturkeyville. Dans un autre texte, il reprend le thème de la dégénérescence (débarrassée ici de tout racisme), et ce qui pourrait apparaitre comme une banale histoire d’envoûtement va prendre des proportions absolument inattendues, et fantastiques dans tous les sens du terme. Totalement rivé au texte, le lecteur est incapable de lâcher sa lecture, plongeant dans les abîmes de pestilence d’une vieille famille de colons, établis ici depuis des temps immémoriaux, et découvrir leurs secrets les plus inavouables, dans un lieu et une ambiance qui rappelle La couleur tombée du ciel , excusez du peu.
La critique de Noosfere (voir dans la section des liens) évoque un texte dickien.
S’il s’agit effectivement du seul texte science-fictif du recueil, puisqu’il traite d’univers parallèle, je le rapproche pour ma part bien d’avantage d’un des chefs-d’œuvre de Harlan Ellison, et de la littérature tous genres et toutes longueurs confondues (romans, nouvelles, etc.) : Jeffy a cinq ans. Autant dire que cette comparaison a, chez moi, toute la légèreté d’une étoile à neutrons, et que je pèse donc mes mots. Oui, c’est un texte tout simplement magnifique.
Le plus beau pour moi reste cependant le texte qui clôt avec maestria le recueil. A peine fantastique, l’auteur y distille avec grâce une mélancolie touchante, rehaussée par une poésie subtilement dosée, jusqu’à la fin, qui est tout simplement magnifique.
Bienvenue à Sturkeyville est donc un livre absolument exceptionnel. L’une de ces œuvres rares et envoûtantes, dont les échos ne cessent de se rappeler à vous. L’une de ces œuvres qui vont vous poursuivre et se rappeler à vous au détour d’une conversation, d’un évènement anodin, d’une lecture sans grand rapport. Une œuvre dont la grâce ne cessera de se rappeler à vous.
Ce n’est pas de ces livres qui vous marquent au fer rouge, comme Une fille comme les autres de Ketchum, dont la cicatrice vous rappelle la lecture. Non,