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Relire la première œuvre d’envergure de Masamune Shirow plus de 15 ans après l’avoir découverte pour la première fois laisse une impression étrange : celle du regret de voir le talent de cet auteur s’être orienté dans la direction qu’on lui connait – ou en tous cas quelque chose qui ressemble à du regret : le talent de cet auteur, après tout, ne se discute pas. On trouve en effet dans Black Magic un don artistique mais aussi narratif assez brut de décoffrage, en quelque sorte en germe, c’est-à-dire exempt de la sophistication comme de la personnalité qui l’ont rendu célèbre : un art encore capable d’évoluer, qui n’est pas figé par l’expérience, et d’où tout peut surgir. Une belle promesse en somme… (1)
À ma décharge, je peux admettre que mon métier de graphiste me rend assez sensible sur ce genre de détail – simple déformation professionnelle sans doute. Les lecteurs qui viennent d’autres horizons penseront certainement que ce titre n’est pas l’œuvre la plus réussie de Shirow, ce en quoi ils auront tout à fait raison. Pourtant, on trouve dans Black Magic de nombreux éléments que l’auteur exploitera à nouveau dans sa production qui fera sa renommée mondiale. Car en dépeignant une civilisation gérée par l’ultime logique mais où les mouvements de résistance ne restent pas tout à fait tapis dans l’ombre, Shirow pose surtout les bases d’Appleseed (2).
Pour le reste, il faut bien admettre que cette première œuvre, en dépit de toutes ses immenses qualités, présente des faiblesses certaines : si le dessin ne montre pas encore tout le sens du détail caractéristique de Shirow, et même plutôt une certaine difficulté à s’affranchir de l’influence des grands auteurs du moment, c’est encore le scénario qui souffre le plus – à la fois brouillon et assez poussif, il ne facilite ni la lecture ni la compréhension du propos, et d’autant plus que ce dernier reste en germe comme je le disais déjà plus haut. Bref, vous aurez quelques difficultés à trouver des raisons de vous pencher sur ce titre à moins de faire partie des fans inconditionnels.
Sur ce point d’ailleurs, il vaut de préciser que cette édition française propose dans ses dernières pages un appendice et une interview de l’auteur qui donnent quelques opportunités d’en apprendre un peu sur l’industrie du manga et l’arrivée de Shirow dans celle-ci – intérêt tout relatif puisqu’il s’agit d’une époque dont 25 ans nous sépare… Mais vous aurez aussi l’occasion de retenir un truc ou deux sur la méthode de travail de l’auteur tout comme sur le regard qu’il jette sur l’industrie, ainsi que sur certaines de ses intentions – et notamment que son but avec Ghost in the Shell s’éloignait beaucoup de celui de Mamoru Oshii quand celui-ci adapta ce manga au cinéma.
On peut néanmoins admettre que Black Magic présente un récit somme toute distrayant et assez imaginatif, qui a le mérite de faire court et de ne pas se perdre dans ces considérations techniques devenues depuis une des marques de fabrique de Shirow – au grand dam de ceux qui ne supportent pas ce genre de digressions…
Sinon, il reste l’aspect purement « historique » du titre : pour un auteur qui fait désormais partie des poids lourds de la culture manga, au moins en occident, un tel détail peut constituer un élément de choix décisif.
(1) et loin de moi l’idée de prétendre que Shirow s’est perdu en route, ou bien que je n’aime pas ses productions plus récentes, bien au contraire à vrai dire, mais simplement elles ne présentent plus cette promesse qu’on aperçoit ici : celle-ci définitivement envolée, elle demeure pour toujours un espoir passé – à défaut d’être déçu.
(2) et dans une certaine mesure, celle de Ghost in the Shell aussi, sauf que dans ce dernier « l’ultime logique » que j’évoque ici s’est insinuée dans la chair de chacun ; la différence reste néanmoins conséquente…
Adaptation :
En un anime réalisé en 1987 par Hiroyuki Kitakubo sous le titre de Black Magic M-66, sur un scénario et un storyboard de Shirow qui participa aussi à la réalisation ; il s’exprime d’ailleurs sur cette production dans l’interview qui conclut ce volume.