Hamilton
nous décrit ici un univers délicieux de réalisme où la conquête de l’espace lointain, c’est-à-dire hors des limites du système solaire, s’est vite heurtée à une frontière infranchissable : celle des capitaux et des investissements ; bien loin des rêves de voyages spatiaux illimités ou presque de l’« Âge d’Or » de la science-fiction, Dragon déchu nous montre quel pourrait être le destin de cette fabuleuse aventure si ses coûts dépassaient ses profits – comme une sorte de « crise de l’espace » si vous voulez…Mais si la technologie des trous de ver qu’utilisent les immigrants représente un gouffre financier à elle seule – car on ne sait pas recycler les dispositifs qui génèrent ces singularités artificielles : ils ne peuvent servir qu’une fois – la terraformation des mondes colonisés coûte encore plus cher : processus toujours lent, il ne permet au final que de rendre la planète colonisée un peu plus accueillante pour ses habitants venus de la Terre – ces derniers doivent encore faire parvenir la planète jusqu’au stade du rentable, à travers une gestion où le politique et l’économique s’entremêlent dans des joutes parfois sanglantes.
Ainsi les grandes compagnies qui ont jadis financé ces colonisations se retrouvent-elles dans l’obligation de réclamer des dividendes, ou assimilé, sur les productions des colons. À cet effet, les multinationales se servent, le plus simplement du monde. Épaulées par les forces militaires supérieures de leurs armées privées, elles débarquent sur les mondes terraformés et prennent les denrées locales jusqu’à un montant estimé des valeurs saisies qui correspond au bénéfice qui satisfera leurs actionnaires : produits industriels ou artisanaux, vaccins et OGM, matériaux raffinés et minerais bruts,… tout leur convient tant que c’est commercialisable.
Lawrence Newton vient d’une de ces planètes, Amethi, une colonie récemment établie et très éloignée de la Terre, où son père siège au conseil d’administration de la compagnie qui régit la vie de ce monde. Parfaite incarnation de la politique d’entreprise planétaire, celui-ci est un pur salaud qui rêve de voir son fils suivre le même chemin. Ainsi, Lawrence a-t-il fui Amethi pour accomplir son rêve d’enfance : devenir pilote de croiseur interstellaire et découvrir de nouvelles planètes. Mais les organisations des grandes compagnies restent partout les mêmes, et avant de s’asseoir dans un siège de pilotage, Lawrence devra rejoindre l’armée privée du consortium Zantiu-Braun…
Voilà comment il se retrouve sur Thallspring, 20 ans après sa fuite d’Amethi, parmi les forces d’intervention de la multinationale interstellaire chargées d’appuyer le « retour sur investissement » de Zantiu-Braun en tenant en respect les civils locaux mais aussi les poches de résistance officieuses qui ne veulent pas voir se répéter l’opération précédente de la compagnie, et à laquelle Lawrence a participé lui aussi 10 ans plus tôt. À la fois bien organisés et tout aussi bien équipés, les résistants attendent les soldats de Z-B de pied ferme et ces derniers auront fort à faire devant une résistance aussi acharnée que retorse ; d’autant plus qu’ils peuvent compter sur un allié pour le moins… particulier.
Dragon déchu dresse ainsi un portrait pour le moins corrosif de cet ultra-libéralisme interstellaire, en présentant le vieux rêve de la conquête de l’espace profond revu et corrigé à travers le prisme de l’économie contemporaine. C’est donc une vision foncièrement mûre d’un thème pour le moins ancien de la science-fiction, et qui rappelle beaucoup La Grande Porte (Frederik Pohl, 1977) sous bien des aspects. L’espace lointain ne sert pas ici de prétexte à des aventures musclées contre des pirates de l’espace, mais plutôt à illustrer certains des travers les plus regrettables de la nature humaine : la cupidité, l’exploitation, la coercition, et bien d’autres.
Si Peter F.
Hamilton
n’invente rien et renouvelle somme toute assez peu, il propose néanmoins un récit très humain à travers une narration remarquablement bien dosée où les divers protagonistes se présentent tour à tour sous leurs divers aspects. De sorte que si les motivations et les actes de Lawrence paraissent d’abord obscurs, dans tous les sens du terme, des révélations progressives sur son passé nous amènent non seulement à le comprendre mais aussi à le prendre peu à peu en sympathie ; il y a même chez lui une espèce de romantisme, ou du moins quelque chose de cet ordre, qui ne laisse pas indifférent d’ailleurs…Sur le plan technique, les explications restent discrètes, même si pas toujours exemptes de lourdeur parfois, et donnent à cet univers une coloration de réalisme très bienvenue sans qu’il présente à aucun moment quoi que ce soit de vraiment nouveau. Les ficelles cyberpunks qu’on trouve de plus en plus au sein des récits de space op’ – puisque ce thème apparaît désormais moins comme un genre à proprement parler que comme un accessoire narratif – se trouvent ici en parfaite adéquation avec leurs équivalents réels, tels que tous les internautes du monde les utilisent, en augmentant ainsi d’autant plus le réalisme et la proximité de cet univers.
À ce sujet d’ailleurs, les technophiles apprécieront un accessoire prépondérant des forces militaires privées de Z-B : les combinaisons dermiques, sortes de scaphandres biomécaniques et assistés par intelligences artificielles qui amplifient les capacités physiques de leur porteur et dont les systèmes incroyablement sophistiqués permettent de déployer une batterie d’armements tout à fait impressionnante ; liés de façon quasiment symbiotique à leurs porteurs, qui les alimentent de leur propre sang à l’aide de valves implantées sur leur corps par chirurgie, ils dépassent le stade de l’extension du soldat pour devenir une partie intégrante du fantassin lui-même.
Pourtant, il n’y a rien là que les mechaphiles avertis n’ont pas déjà vu. Le mecha – puisque c’est bien de ça qu’il s’agit – biomécanique existe depuis au moins Aura Battler Dunbine (Yoshiyuki Tomino, 1983), et à l’échelle humaine depuis The Bio-Booster Armor Guyver (Yoshiki Takaya, 1985). Quant à l’assistance par I.A., l’idée existe depuis Heavy Metal L-Gaim (Y. Tomino, 1984) même si elle se trouvait déjà plus ou moins présente dans Space Runaway Ideon (Tomino, 1980) voire, au moins de manière sous-jacente, dans Mobile Suit Gundam (même réalisateur, 1979).
Mais tout ceci reste un simple détail en fin de compte. Si Dragon déchu est long – près de 1000 pages tout de même – il s’avère d’autant plus bon – l’adage est bien connu – : à travers une vision pas révolutionnaire ni même franchement innovante mais néanmoins originale – c’est déjà ça – d’un thème pour le moins éculé de la science-fiction, ce roman est une lecture tout à fait recommandable.