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À présent fait de boue et de limon, couvert de racines et de mousse, son esprit éteint et amnésique, il se trouve réduit à l’état d’une chose humaine, incapable des raisonnements les plus simples et qui ne fonctionne plus que sur les émotions pures. Mais un Homme-Chose détenteur d’un pouvoir unique en son genre, celui d’une totale empathie qui lui permet de ressentir tout ce qui anime son entourage, y compris leurs sentiments les plus secrets, les plus vils.
Ainsi armé, il combattra bien des adversaires, des plus banals aux plus inattendus, et sur cette terre comme dans le ciel mais aussi en des temps et à travers des réalités que nul ne pourrait soupçonner…
Apparu pour la première fois dans le tout premier numéro de Savage Tales, publié en mai 1971, l’Homme-Chose résulte du travail commun de l’auteur Roy Thomas et du scénariste Gerry Conway ainsi que du dessinateur Gray Morrow (1934-2001) ; tous trois tâchaient là de mettre en forme un concept échafaudé par Stan Lee : celui d’un personnage qui a perdu sa sentience – terme anglais dont il n’existe aucun réel équivalent en français et qui se voit souvent remplacé par des termes aussi divers que « sensibilité », « conscience » ou « esprit », parmi d’autres… Ajouté à ceci sa perte d’intelligence et de mémoire et l’Homme-Chose s’affirme donc comme un personnage non seulement pour le moins inhabituel mais surtout comme un véritable défi pour un scénariste.
En effet, à peu près incapable d’agir de lui-même, et en dépit de ses capacités surhumaines, l’Homme-Chose ne peut que subir les événements, ou presque : ainsi affligé d’une passivité forcée, tout le problème consiste donc à en exploiter le potentiel pour narrer un récit qui mérite d’être lu, puisque – tous les auteurs sérieux vous le confirmeront – l’intérêt d’une histoire se trouve dans ses personnages – ce sont eux qui la font vivre. Il ne s’agit même plus à ce stade d’en faire un héros à proprement parler, on comprend bien que la mission relève de l’impossible pur et simple, et d’autant plus qu’il ne peut même pas parler, mais plus simplement l’utiliser comme un actant correct, soit un élément-moteur d’une intrigue, tout aussi secondaire soit-il…
Là entrent donc en jeu ses capacités – hors-normes – d’empathie. Car s’il n’éprouve pas de réelles émotions, ou alors si ténues qu’elles en deviennent anecdotiques, l’Homme-Chose s’avère néanmoins très sensible aux émotions des humains, et ses réactions dépendent le plus souvent du type d’émotions. Celles neutres ou bien positives le rendent curieux et il se contente le plus souvent d’observer à distance ; mais les émotions négatives comme la colère, la haine ou la peur peuvent déclencher chez lui des réactions d’une violence extrême : il ressent ces émotions-là comme d’autant plus douloureuses qu’elles se montrent intenses et fait donc tout son possible pour éteindre ces foyers de souffrance afin de se préserver – de la même manière que n’importe quel animal à vrai dire.
Ainsi l’Homme-Chose se trouve-t-il, le plus souvent malgré lui, mêlé à toutes sortes de problèmes ; non les siens, puisqu’il ne les ressent pas, et alors même qu’il en a des wagons, mais ceux des autres, qui s’aventurent parfois un peu trop près de ce marais des Everglades lui tenant lieu de demeure. Et voilà comment cette toute première série de l'Homme-Chose atteint le stade d’œuvre-culte : en évitant de se concentrer sur son personnage principal pour au contraire s’en servir afin d’illustrer les turpitudes de ceux qui gravitent autour de lui ; et à travers ces vies ainsi disséquées, Steve Gerber (1947-2008) nous propose quelques plongées pour le moins enfiévrées, si ce n’est franchement hallucinées au tréfonds de l’âme humaine.
Pour cette raison, le lecteur se verra bien inspiré de ne pas trop prêter attention au décorum de magie et de fantasy, voire parfois même d’heroic fantasy, qui occupe certains épisodes de cette série. Car malgré leurs dehors démontrant certes une imagination pour le moins hors du commun, et bien qu’il s’agisse de récits très appréciables, ils s’avèrent en fait assez vite plutôt banals sur le fond comme sur la forme. Mieux vaut se concentrer sur cette vue en coupe de l’Amérique profonde des années 70 que nous distille ces tableaux où les passions les plus obscures s’entremêlent en un kaléidoscope poignant (presque toujours), voire même dérangeant (très souvent) pour ce qu’ils nous rappellent sur nous-mêmes qu’on voudrait oublier et qui guette la moindre occasion de se déchaîner à nouveau.
Ce qui, somme toute, convient très bien au narrateur involontaire de ces contes modernes compte tenu de la part de tragique qu’il présente lui-même : si au contraire de ceux qu’il affronte le plus souvent, l’Homme-Chose porte son fardeau bien visible, à travers cette apparence monstrueuse et cet intellect éteint qui constituent la phase ultime des recherches qu’il menait alors qu’il était encore le biochimiste Ted Sallis, son tourment personnel n’en reste pas moins lui aussi tout à fait indépendant de sa volonté comme de ses actes – à l’instar de tous ceux ou presque dont le sort funeste croise le sien, il s’avère bien plus une victime de circonstances peu communes que l’expiateur de fautes passées.
Voilà pourquoi vous ne vous tromperez pas beaucoup en vous penchant sur cette compilation des premiers récits mettant en scène l’Homme-Chose : bien loin des moralisations aux accents chrétiens typiques de certaines productions américaines grand public de l’époque, cette série réussissait en son temps le pari de prétendre à une réelle sophistication littéraire.
Notes :
Bien que souvent comparé à Swamp Thing, personnage de DC Comics lui aussi transformé en une créature des marais suite à des recherches scientifiques qui ont mal tourné, l’Homme-Chose s’en distingue radicalement par son esprit éteint et son absence de sentience. On peut aussi rappeler que non seulement l’Homme-Chose précède Swamp Thing de deux mois à un an et demi selon quelle origine de ce dernier on considère mais aussi que le créateur de celui-ci, Lein Wein, était le colocataire d’un des créateurs du premier, Gerry Conway, quand il lança son titre amené à devenir culte ; enfin, Wein travailla lui aussi sur l’Homme-Chose, en écrivant le second des récits mettant en scène ce personnage qui parut dans Astonishing Tales n°12 en juin 1972.
Adaptations :
Sous la forme d’un téléfilm, réalisé par Brett Leonard et diffusé en 2005 sur Sci Fi Channel, dont Steve Gerber co-écrivit le scénario. Cette production présente des origines très différentes de celles du comics original pour l’Homme-Chose qui n’est plus ici la victime d’une expérience scientifique ratée mais un être surnaturel issu des légendes indiennes.
L’Homme-Chose apparaît dans un épisode de la série TV The Super Hero Squad Show ainsi que lors du final de Jill Valentine dans le jeu vidéo Marvel vs. Capcom 3: Fate of Two Worlds (Capcom ; 2011). Enfin, un des costumes du personnage de Nemesis dans le jeu vidéo Ultimate Marvel vs. Capcom 3 (Capcom ; 2011) se base sur l’Homme-Chose.