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Gene Kong est tout à fait dans l’air de son temps. À travers sa description d’une Amérique des années 80 en proie à la violence galopante, à l’explosion de la consommation de drogues, à la hausse fulgurante de la criminalité et aux déviances en tous genres toujours plus généralisées mais aussi affichées, ce court comics fait surtout une critique acerbe et désabusé de la politique sociale – ou plutôt asociale – menée par le président Reagan depuis son investiture en 1981 jusqu’à cette année 1985 où Pepe Moreno dessina Gene Kong, et même après. Politique qui, en réduisant les impôts et les aides sociales de tous acabits, provoqua entre autres une montée en flèche de la petite et moyenne délinquance, c’est-à-dire celle qui touche le plus les personnes et se pose donc comme la plus “voyante” (1).
Le thème est donc pour le moins actuel à l’époque où Pepe Moreno se lance dans cette œuvre. Preuves en sont d’autres créations de la même époque, telle que le célèbre Batman: The Dark Knight Returns (1986) de Frank Miller qui, lui, fait une critique plus directe de la politique de Reagan alors que Pepe Moreno ne la fustige que de manière indirecte. Mais son choix narratif reste pertinent malgré tout, car le décor qu’il présente dans son récit – et qui semble bien peu exagéré – correspond à une réalité quotidienne pour la plupart des basses classes sociales et même certaines des moyennes, c’est-à-dire les plus nombreuses – autrement dit, celles qui sont supposées avoir force de loi dans une démocratie mais qui se trouvent en fait laissées pour compte, ou presque.
Un autre élément, plus en avance sur son temps celui-ci, renforce cette actualité, sous la forme des manipulations génétiques dont se sert Eugène pour concrétiser le plan qu’il croit être la solution à ce problème. Encore assez mal connues du grand public à l’époque (2), elles apparaissent ici assez novatrices, au moins dans le domaine du comics de science-fiction, et confèrent ainsi au récit une modernité rarement atteinte sur un tel média, d’ailleurs en lui donnant aussi une certaine similitude avec le courant cyberpunk et même si, en fait, elles se cantonnent ici à une autre itération du thème du savant fou…
Un savant fou pour le moins atypique cependant, car il ne s’agit pas ici d’un vieux mégalomane à tendance misanthrope et obnubilé par l’idée de mettre le monde entier à sa botte, mais bel et bien d’un jeune idéaliste à la naïveté certes touchante mais aussi dangereuse, pour lui comme pour les autres. On s’en doute bien, l’expérience va lui échapper, et si dans un premier temps Gene Kong – le personnage qui donne son titre à l’ouvrage – apparaît comme un héros, voire un super héros, il devient vite une menace malgré toutes les bonnes intentions de son créateur (3) : en luttant contre la violence par la violence, celle-ci finira par lui échapper…
Notons aussi que ce personnage synthétise à lui seul les inspirations premières de cette œuvre dans tout ce qu’elles ont de post-moderne : le super-héros – un jeune homme nanti de pouvoirs fabuleux grâce à la science – devenu anti-héros, ou super-vilain, comme l’individu noyé dans la masse qui recourt à des méthodes extrêmes pour trouver une solution à son problème – thème caractéristiques des cyberpunks déjà cités – s’inscrivent bien dans la lignée du moment. Si ces idées se trouvent ici en partie noyées sous des aspects classiques, voire dignes de serials, elles restent néanmoins bien présentes.
Mais on y trouve aussi une démarcation pour le moins inattendue, car considérablement réactualisée à travers les divers éléments déjà évoqués, sur le thème du célèbre King Kong, lui aussi contemporain des serials d’ailleurs, et qui retient entre autres l’héroïne blonde, bien que dans une attitude beaucoup plus moderne – je parle de contenu sexuel explicite. D’où le titre de l’œuvre, qui pour le coup démontre une certaine inspiration.
En dépit d’une surface simple, et s’il reste loin d’un classique, Gene Kong s’affirme malgré tout comme une œuvre typique de son temps, au moins dans le traitement de ses thèmes principaux, et devient ainsi le reflet de certains des excès d’une époque.
(1) le survol est volontairement rapide : je compte sur l'indulgence du lecteur…
(2) elles ne doivent leur “célébrité” auprès du grand public qu’à l’annonce du premier clonage de mammifère, la brebis Dolly, en 1996.
(3) ce qu’on peut voir comme une participation au dynamitage du genre super héros, idée d’ailleurs elle aussi tout à fait dans l’air du temps : outre le Dark Knight déjà évoqué, le non moins célèbre Watchmen (1986-1987) d’Alan Moore et Dave Gibbons s’inscrit lui aussi dans un registre semblable.
Note :
Bien que la couverture de l’édition française ne crédite que Pepe Moreno, le scénario de ce récit est en fait signé par Bob Fingerman – mais sur une idée originale de Pepe Moreno : pour cette raison, j’impute à ce dernier la plupart des idées développées ici.