Personne n’aurait pensé qu’en à peine un an, la France allait connaître l’une des pires défaites militaires de son histoire, une guerre civile particulièrement cruelle sous les yeux de l’occupant allemand, ainsi qu’un changement de régime et une amputation de son territoire.
C’est pourtant ce qui s’est passé entre juin 1870 et juin 1871.
En 1870, Napoléon III était à la tête de la France depuis 22 ans : c’est l’homme qui est resté le plus longtemps au pouvoir depuis Louis XV.
Elu président de la république au suffrage universel à la fin de l’année 1848, il restaurera l’Empire 3 ans plus tard, à l’aide d’un coup d’Etat plutôt bien accepté par la population. Si la première décennie de son règne fut marquée par une période autoritaire, les années 1860 ont vu se développer un parlementarisme limité, puisque la légitimité venait des plébiscites, toujours remportés haut la main et sans trucage du suffrage universel masculin. Seule l’opposition républicaine croît légèrement, essentiellement dans les grandes villes. Les candidats officiels du régime dominent très largement le parlement. Le plébiscite du 8 mai 1870, malgré les appels au non ou à l’abstention des monarchistes et des républicains est un triomphe pour le régime.
La seule ombre au tableau semble être la santé déclinante de l’empereur.
En effet, le fiasco mexicain est enfin terminé, l’ordre clérical reste maintenu dans les territoires pontificaux. L’économie se porte bien : les mesures sociales (journée de 12h, droit de grève…) assurent une paix sociale relative. Et la France passe encore pour avoir la meilleure armée du monde.
C’est alors que se pose le délicat problème de la succession au trône d’Espagne.
Bismarck propose un Hohenzollern, la famille régnante en Prusse. Napoléon III refuse d’emblée : la France serait alors prise en tenaille par l’Espagne et la Prusse, où règnerait une seule et même famille.
Par une habile provocation diplomatique, Bismarck pousse Napoléon III à lui déclarer la guerre. Jouant à plein sur les réflexes anti-napoléoniens et les souvenirs de 1806, Bismarck va tenter de galvaniser les divers Etats allemands pour les réunir en un seul, au nez et à la barbe de l’Autriche-Hongrie.
Bismarck a donc réussi un coup de maître : pousser la France, dont il convoite les territoires annexés depuis Louis XIV, suite à la guerre de 30 ans, à lui déclarer la guerre.
Passant pour l’agressé, et appuyé sur une armée extrêmement moderne et bien entraînée, il semble avoir tous les atouts en main.
C’est en effet une France acculée qui, pour sauver l’honneur, est obligée de lui déclarer la guerre le 19 juillet. Une France dont l’armée a passablement souffert de la catastrophique aventure mexicaine et qui, en plus d’être mal préparée, est éparpillé entre la métropole et les colonies africaines.
La débâcle semble annoncée dès le départ. Fort d’une armée disciplinée, entrainée et remarquablement organisée, la Prusse s’enfonce comme dans du beurre. Face à elle, une armée de volontaires souvent sans entraînement, inférieure sur le plan de l’armement, et notamment des canons.
Vieille lune française : l’armée est toujours en retard d’une guerre sur le plan stratégique. Grâce à ses chassepots, elle a les meilleurs fusils. Mais que peuvent les fusils face aux canons ?
Autre vieille lune : la médiocrité de l’Etat-major. A peine repousse-t-on les Allemands qu’au lieu d’occuper le terrain gagné, on revient à la position de départ.
Inférieure sur le plan de l’armement, sans véritable coordination des offensives, sans formation digne de ce nom pour la troupe, et en carence d’encadrement, l’armée française se bat malgré tout avec un grand courage, dont témoignent les pertes aussi bien françaises qu’ennemies. Mais la catastrophe semble inévitable. C’est donc un Napoléon III perclus de douleurs, qui porte des couches à cause de son incontinence urinaire, qui capitule à Sedan le 2 septembre.
Deux jours plus tard, sous la pression de Paris, bastion républicain, Léon Gambetta prononce face au parlement la déchéance de l’Empire et proclame la République.
Comme l’Empire est discrédité, et que l’opposition monarchiste est divisée entre légitimistes (fidèles à la filiation de Charles X) et orléanistes (fidèles à la filiation de Louis-Philippe), le changement de régime se fait sans trop de heurts. Il faut dire surtout que l’heure n’est pas à la qualification du régime, mais à la continuation de la guerre.
Assez rapidement émergent deux figures.
D’un coté, Léon Gambetta. Jeune avocat fougueux, farouchement républicain, il s’impose vite comme l’homme de la situation, cumulant rapidement les ministères de l’intérieur et de la défense.
De l’autre, Adolphe Thiers, inusable, ancien Premier ministre de Louis-Philippe, il passe fidèle à l’héritage libéral de la monarchie de juillet : suffrage censitaire, conservatisme économique et social, tempéré par un renforcement du parlement. Mais Thiers, pragmatique, comprend que l’heure de la monarchie est passée. La seule chance des conservateurs reste à ses yeux une république conservatrice. C’est donc un républicain de raison, et non de cœur comme Gambetta, qui prend les rênes de la diplomatie.
Gambetta ne jure que par l’héritage de la Révolution et des soldats de l’an II. Il a beau proclamer la levée en masses, et s’égosiller à la défense de la patrie, il n’en demeure pas moins que les Allemands s’enfoncent de plus en plus. Il est donc obligé de fuir Paris en ballon pour Tours.
Thiers, lui, cherche désespérément des alliés pour venir en aide à la France. Mais ni la Russie, ni la Grande-Bretagne, ni même l’Italie ne se joignent à nous. Seuls quelques engagés volontaires, dont le plus célèbre sera Garibaldi, se joignent aux Français.
La situation devient vite catastrophique. Les Allemands occupent un axe qui va des environs de Dijon (reprise par Garibaldi) à la Sarthe. Paris est complètement assiégée.
L’extrême-gauche s’agite, et fort à raison, contre la flambée des prix de l’alimentation, la hausse du chômage due au siège. Cerise sur le gâteau, l’hiver se révèlent extrêmement rigoureux, avec des pointes à -15°.
Gambetta, partisan de la guerre à outrance, se révèle vite isolé, car les faits sont cruels.
La guerre est perdue, et la France a souvent joué de malchance. Deux exemples sont assez criants :
- une montgolfière décolle de la Gare du Nord pour aller à Tours mais, portée par des vents contraires et désorientée par le brouillard se retrouve en… Norvège, à 1.200 km au nord.
- On assiste à une percée militaire au nord de Paris, à Epinay-sur-Seine. Gambetta trouve une carte, sur laquelle ne figure qu’Epinay-sur-Orge, au sud de Paris. Et c’est là qu’il envoie d’autres corps d’armée, espérant une jonction qui, bien sûr, ne pourra pas se faire.
Face à cette déroute et pour mettre fin à ces souffrances, il faut à tout prix obtenir une levée du siège de Paris et un cessez-le-feu. Thiers est donc envoyé auprès de Bismarck pour négocier. Il obtient la tenue de législatives, et négocie les conditions de paix.
Les législatives aboutissent à une chambre introuvable : un tiers de députés légitimistes, un tiers d’orléanistes et un tiers de républicains. Assez rapidement cependant, un consensus se dégage autour de Thiers. C’est donc à un gouvernement républicain modéré qu’échoit le pouvoir.
Les conditions de Bismarck sont une douche froide : annexion de l’Alsace et de la Moselle, paiement d’une indemnité de 4 milliards, défilé des vainqueurs sur les Champs-Elysées.
Thiers sait qu’il n’a pas de marge de manœuvre : la guerre est irrémédiablement perdue, la France divisée, Paris et plusieurs grandes villes connaissent des soubresauts insurrectionnels. Il faut agir et vite : obtenir la paix pour consolider ce régime de raison et écraser les fauteurs de troubles.
D’autant qu’à Versailles, Bismarck a réussi à réaliser son rêve pangermaniste : l’unification de l’Allemagne.
Il va sans dire que cet épisode tragique, qui nous mène de juillet 1870 à février 1871, est au mieux survolé dans les livres d’histoire. La Commune de Paris, qui verra le déchaînement de violence versaillais lors de la Semaine sanglante, est elle aussi abordée de façon elliptique.
C’est donc peu dire que ce diptyque de Pierre
Milza
, dont voici résumé le premier tome, est extrêmement bienvenu. Le second est consacré à la Commune et à ses lendemains sanglants.Tout d’abord parce que l’auteur a vraiment une bonne plume. Sans être un romancier, il sait raconter les hauts faits épiques comme les petites misères, comme ce fameux ballon norvégien. Tour à tour historien militaire cartes à l’appui, puis décortiquant les archives (correspondances privées, journaux intimes), c’est un récit extrêmement vivant qu’il nous fait de cette terrible période, où tous les malheurs ont semblé s’unir contre la France pour la jeter dans les plus noirs abîmes. L’auteur, spécialiste reconnu de l’Italie, auteur d’une excellente biographie de Napoléon III, excelle à nous montrer l’ampleur des bouleversements géopolitiques au sein de l’Europe qu’a engendré ce conflit, parti d’une simple dépêche. Un conflit qui jouera bien évidemment un rôle crucial dans l’émergence de l’Allemagne comme ennemi héréditaire. On sait ce qu’il sera par la suite, au XXe siècle.
C’est aussi l’occasion de lire des noms qui ne sont que vaguement connus, souvent grâce à des rues ou des stations de métro parisien : Denfert-Rochereau, Gambetta, Faidherbe. On croise également Jules Ferry, un jeune médecin républicain et belliciste intransigeant du nom de Georges Clémenceau.
Mais c’est aussi le genèse de la France moderne. Profitant des divisions profondes des monarchistes et du discrédit de l’Empire, la République s’installe petit à petit. Notamment chez les intellectuels : République de raison pour Renan, République de cœur pour Hugo ou Michelet. C’est ce régime mal né, qui petit à petit, en 70 ans, va convertir les Français à la république et à la démocratie, en nous laissant des institutions qui paraissent intangibles : le divorce ; l’éducation laïque, gratuite et obligatoire ; la liberté de la presse ; la loi de 1905 ; les congés payés. Beaucoup de lois qui furent reprises d’une Commune écrasées dans le sang. Les frontières actuelles de la France, avec le Traité de Versailles.
C’est également le changement radical de l’image des Allemands. Grâce notamment à Germaine de Staël, il avait l’image d’un doux rêveur romantique, encore un peu engoncé dans la féodalité. Et là, nous découvrons que le compatriote de Goethe et de Schiller est un guerrier avec tout ce que cela implique : pilleur, violeur…
C’est aussi la naissance de la guerre moderne : les villes deviennent des champs de bataille, l’infanterie et les canons remplacent les chevaux et les sabres. Le bourrage de crâne, grâce aux progrès de l’alphabétisation surpasse largement ce que l’on a pu connaître au temps des guerres du général Bonaparte sous le Directoire.
Période fondatrice tout autant que charnière, ce premier tome nous montre avec élégance comment une défaite militaire peut faire basculer le destin d’un pays, et le faire entrer définitivement dans la modernité. Comme quoi, cette défaite a eu des conséquences positives, même si l’on retrouve les mêmes travers qu’en 1940 : obsession de la traitrise, médiocrité de l’Etat-major français, etc.
Si vous ne lisez pas d’histoire, n’hésitez pas. Comme je l’ai dit, le récit est vivant, la plume de l’auteur fort agréable. Et le choix d’un récit chronologique vous permettra d’aborder avec sérénité cette période courte, dense mais surtout fondatrice et méconnue.
Lacune comblée donc, et avec brio. En attendant la suite : la Commune.