Est-ce l’épaisseur du roman (531 pages dans la présente édition) ? Il est vrai que je me méfie des pavés, et que le film aurait tout aussi bien pu être l’adaptation d’une nouvelle bien tassée et particulièrement terrifiante, signée Lisa Tuttle ou Dennis Etchison. Le film lui-même, qui reste pour moi un chef-d’œuvre, me paraissait mal s’accorder d’un roman aussi volumineux. 250 ou 300 pages me paraissaient amplement suffisantes par rapport au film. Hanté par le film, j’hésitais donc à me lancer dans un roman qui me paraissait avoir bien trop de longueurs. Et il faut dire que le fantastique et l’horreur se prêtent à merveille à la nouvelle.
Jusqu’à ce jour où j’ai décidé de sauter le pas. Je ne gardais en tête que de vagues souvenirs du film, que j’avais revu il y a bien longtemps. Ma lecture ne risquait donc pas d’être trop encombrée par les réminiscences du film, aussi décidais-je de sauter le pas. Et bien m’en a pris.
L’histoire est bien connue : c’est la lutte d’un prêtre à la foi chancelante contre un démon qui a pris possession du corps d’une fillette.
De nombreuses réminiscences reviennent en tête : la tête qui fait un tour complet, la fillette qui flotte dans les airs, le démon reprenant la voix de la défunte mère du prêtre…
Et puis bien sûr, comme pour Suspiria, il est difficile de ne pas penser à la musique (même si peu de cinéastes sont aussi mélomanes qu’Argento).
Dire que tout cela n’est pas dans le roman serait mentir. Mais le roman reste très différent du film.
Non pas au niveau de l’histoire, mais plutôt au niveau de la construction. Il ne fait aucun doute que le film de Friedkin s’inscrit très clairement dans le cinéma d’horreur. La possession de l’enfant par un démon est d’une évidence incontestable. L’exorcisme est filmé presque caméra à l’épaule, et rien n’est épargné au spectateur. Nous sommes bien loin de l’ellipse et de la suggestion. C’est sans doute sur ces points précis que le roman se détache très nettement du film. Venons-en donc au roman.
Comme je l’ai précisé en préambule, le roman est assez long, bien qu’il ne comportât pas la moindre longueur, bien au contraire.
Le prologue commence dans le nord de l’Irak, évoquant des noms de villes qui, à l’époque, pouvaient paraitre exotiques voire inconnues du grand public : Mossoul, Erbil, Kirkouk… Pour les raisons tragiques que l’on sait, il n’en est plus de même aujourd’hui. Des fouilles archéologiques y sont effectuées sous une chaleur absolument écrasante. La description des ruines d’une civilisation disparue, et de ses statues phalliques, prend même des accents d’un Lovecraft mâtiné de Daniel Walter.
Le roman s’impose immédiatement comme un roman d’ambiance, et le lecteur immédiatement accroché.
De la chaleur irakienne, nous passons au froid de Washington.
Chris, récemment divorcée est une actrice qui commence à se faire un nom. Elle vit avec sa fille, Regan, et des domestiques. Sa fille commence à avoir un comportement un peu bizarre, notamment avec son ami imaginaire, le capitaine Howdy. Des phénomènes étranges se produisent aussi dans la maison : des bruits dans le grenier, etc. Chris va d’abord faire appel à un psychiatre, qui effectuera une batterie de tests, et lancera autant d’hypothèse, dont aucune ne prendra. C’est ainsi qu’en désespoir de cause, elle va faire appel à Damien Karras, jésuite à la foi chancelante et également psychiatre.
Comme je l’ai rappelé, le film ne laisse planer aucune ambiguïté sur la possession. La métamorphose de la jeune fille, les brusques chutes de température dans la chambre, le corps en lévitation… Tout est montré, rien n’est suggéré.
Le roman suit un chemin différent.
Pour tout dire, Regan est plus un révélateur qu’un personnage. Elle n’apparait même que très peu dans le roman, essentiellement au début, avec le capitaine Howdy. Tout ce qui lui arrive par la suite n’est jamais décrit de façon objective, que ce soit par un narrateur omniscient ou par elle-même, via un monologue par exemple. Ce sont essentiellement à travers les échanges que peuvent avoir sa mère et ceux qui se penchent sur son cas, ainsi que les domestiques, qui nous informent de ce qui se passe.
Chacun bien sûr a son vécu, ses (in)croyances, ses doutes et sa subjectivité. Tout tourne donc autour de Regan, qui rappelle un peu la 26e maxime de La Rochefoucauld : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. »
A cela s’ajoute le doute perpétuel, qu’incarne à merveille Damien Karras, qui est certainement le personnage le plus réussi de ce roman, dont on pourrait presque faire le personnage principal, bien plus que dans le film. Son conflit perpétuel entre sa foi chancelante et le rationalisme de la psychiatrie, sa relation culpabilisante à sa défunte mère, ainsi que son homosexualité refoulée en font un personnage complexe, et particulièrement fascinant. Ce dernier trait est d’ailleurs curieusement minoré voire carrément absent du film, alors que Friedkin avait déjà tourné Les garçons de la bande. Ce détail ne manque pas d’importance, car c’est un des aspects les plus intéressants du roman. Les personnages y sont particulièrement travaillés et complexes. Outre Damien, Kinderman et ses nombreuses enquêtes (sur les profanation de l’église et la mort du réalisateur Dennings) incarne à merveille cette ambivalence. Il ne parvient pas à expliquer de façon satisfaisante la mort de Dennings et les profanations. Entre soupçons et preuves de l’implication de Regan, il n’arrive pas à s’expliquer qu’une enfant puisse physiquement en faire autant. Voilà qui rajoute encore à l’interrogation perpétuelle, entre possession et maladie, foi et raison, alors qu’aucune des deux options ne parait expliquer pleinement les faits.
Cette tension entre science et religion, à laquelle s’ajoute le traitement du personnage de Regan, ont tendance à marginaliser le côté horrifique du roman. L’exorcisme lui-même ne prendra tout au plus que quelques dizaines de pages, manifestations physiques (vomissements) et vocales comprises. L’exorcisme dans ce roman apparait finalement comme l’une de ses péripéties. Le romancier se refusant même à trancher en faveur d’une possession ou d’une maladie mentale : c’est peu dire que le personnage de Karras en est une clé de voute.
Si tout le film est dans le roman, il serait particulièrement dommage de se dire qu’ayant vu le film (car qui ne l’a pas vu ?! Si l’on a vu un seul film d’horreur, c’est bien souvent celui-ci) on peut se passer du roman. Les deux sont particulièrement divergents, bien plus par exemple que Psychose (roman de Robert Bloch), et chacun a son intérêt propre, qui tient autant aux choix des auteurs (romancier ou réalisateur), qui explique les vives tensions entre
Blatty
et Friedkin lors du tournage.Avec La nuit du chasseur (roman signé Davis Grubb), Psychose ou Les sentiers de la gloire (roman de Humphrey Cobb), ce roman de
Blatty
fait partie des romans éclipsés par un film particulièrement illustre. Mais si le film est à chaque fois un chef-d’œuvre, il en est de même pour le roman initial. Après tout, sans le roman, pas de film.Et comme les romans de cette qualité, qui arrivent à ce point à tenir sur la longueur sont extrêmement rares, il serait vraiment dommage de s’en priver.
Avis aux amateurs !