Malaise.
Ainsi est définit d’entrée, l’impression ressentie par Carr Mackay lorsque cette fille inconnue pénètre dans le bureau de l’agence de placement qui l’emploie. Carr est un employé besogneux, apprécié de ses collègues et harcelé par une relation volcanique dont il a fait récemment la rencontre. Rien ne permet d’affirmer qu’il couve un dangereux déséquilibre psychologique. Pourtant loin de s’effacer, le malaise suscité par cette inconnue persiste amenant Carr à considérer le monde qui l’entoure d’un tout autre regard. D’abord incrédule, puis soupçonneux, Carr doit finalement se faire une raison. Le monde tel qu’il l’a toujours connu n’est qu’une immense machine et ceci depuis la nuit des temps. Et dans ce monde, seul quelques privilégiés – les éveillés - jouissent du droit d’être véritablement vivant.
" Quand des gens s’éveillent, ils ne savent pas s’ils doivent être bons ou mauvais. Ils balancent entre les deux. Et puis ils finissent par tomber d’un côté ou de l’autre, le plus souvent du mauvais côté… "
Le monde recèle mille dangers pour un éveillé. Il lui faut vivre, soit en gardant sa place dans la machine, soit en se protégeant de la bonne marche de celle-ci afin d’éviter qu’elle ne le broie dans ses engrenages consciencieusement lubrifiés. Mais là n’est pas le principal danger car le monde recèle d’autres éveillés dont les intentions ne sont pas forcément altruistes. Carr l’apprendra très rapidement.
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Court roman comme on en faisait dans les années 1950, " La grande machine " brille par la simplicité de son intrigue, ce qui ne l’empêche pas d’être efficace. Pour les connaisseurs, on rencontre un procédé similaire dans un autre texte de l’auteur : " Conjure Wife ".
Ici en peu de mots, Fritz
Leiber
tisse une atmosphère d’étrangeté en se fondant sur un point de départ clair : le monde est une machine et les hommes sont les rouages de celle-ci jouant des rôles dont ils ne maîtrisent pas la distribution et énonçant un texte dont ils ne sont pas les auteurs. Dans un tel monde, les possibilités sont très ouvertes pour des êtres éveillés disposant ainsi d’un pouvoir immense sur les non-vivants. Progressivement le contexte de normalité bascule dans le fantastique, l’inexplicable et peu importe que l’on ne connaisse pas les motivations des créateurs de ce monde. Ce qui compte, c’est la cohérence de l’univers mis au service de l’histoire. Et finalement, avec ce contexte proto-matrixien (désolé pour cet affreux néologisme),Leiber
tire un récit plaisant qui suscite une angoisse sourde et met en scène des situations à l'occasion inquiétantes. Enfin, il laisse s’exprimer à la fois cet humour si particulier que je trouve personnellement réjouissant, et ne se nourrit pas d’illusion quant à la nature humaine.Aparté : dans l’édition que j’ai lu, " La grande machine " est suivi par un texte plus court intitulé " Quatre fantômes dans Hamlet ". Même si l’on perçoit l’aspect vécu dans cette histoire au léger goût de fantastique, celle-ci n’a finalement pas emporté mon adhésion.