Le borgne Gauchet

Exercices dessinés, improvisations, histoires courtes, au début de sa très, très prolifique carrière, Joann Sfar ne construit pas d’albums, il construit des univers : l’univers gothico-vampiresque qui accouchera des "Petit Vampire", "Grand Vampire", "Professeur Bell", dont le livre le plus jouissif est "Le petit monde du Golem", édité à "L’Association" ; et l’univers épique pirato-rabelaiso-mousquetairien, d’où naîtront par exemple les "Petrus Barbygère" avec Pierre Dubois, les personnages de "la Sardine de l’espace" avec Guibert et les "aventures du Minuscule Mousquetaire" qui découlent directement de l’ouvrage chroniqué…

Donc, il s’agit ici d’un livre bricolé, cousu d’épisodes qui ne collent pas ensemble, d’autres carrément absents : un fatras d’aventures picaresques d’un bon vivant colérique et jouisseur, le Borgne Gauchet. Un aventurier, plus proche de Cyrano (mémorable voyage dans la Lune) ou du Baron de Munchhausen que de d’Artagnan ; époux d’une sirène britannique kidnappée, il parcourt le monde soi-disant à sa recherche, mais le livre est surtout l’occasion de bravades, de digressions graphiques : juste pour l’amour de la Farce et du Dessin.

Sfar multiplie les styles, les personnages, les audaces, tout à son plaisir de dessinateur gargantuesque ; pourtant ses audaces ne sont pas vaines, elles mènent avec une jubilation totalement communicative les récits les plus improbables, sautant de l’un à l’autre, et croquent des personnages énôrmes en deux coups de cuillère à pot. Et si le plaisir est intense, c’est qu’il y est en permanence question de la Mort. Massacre, coups d’épée, etc. rien que de plus ordinaire pour un bon récit de cape et d’épée, sauf qu’au cours du récit la Mort est vaincue, plus personne ne meurt ! Certes on souffre énormément (éternellement) mais plus de mort possible : et donc plus de vie, plus de plaisir possible (Le Gibbou, horrible Méchant, déprime de ne plus pouvoir tuer !). Voilà donc notre Mousquetaire à la poursuite de sa plus extraordinaire mission : faire revenir la Mort en ce monde !

Sfar, ambitieux philosophe de bande dessinée, peut s’avérer dans ses mauvais jours donneur de leçons, ici il n’est qu’un immense bretteur de la plume et du verbe – de la BD quoi ! -, schizophrène spadassin qui cherche d’un côté à se convaincre que, oui, la Mort est nécessaire, que, oui, elle donne un intense piquant à la Vie ; de l’autre, que c’est une immense saloperie, qui bouffe tout ce qui nous est le plus cher. Tout ce qui sous-tend en profondeur et définitivement son travail est dans ce livre : et si après tout on pouvait quand même la vaincre ? peut-être juste en racontant des histoires ?