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Je ne suis pas un grand fan de François Bourgeon, pas tellement attiré naturellement par son dessin. Un dessin très appliqué et artisanal (pas forcément péjoratif pour moi), transpirant de recherches très approfondies et minutieuses, mais un dessin idéal pour la représentation historique car capable d’intégrer des éléments d’Histoire assez naturellement au récit (c’est pourquoi je suis très dubitatif, c’est un euphémisme, sur ses expériences de pure fiction comme « le cycle de Cyann »). La série qui l’a rendu célèbre « Les passagers du vent » témoigne de ce talent d’historien, un cycle qui s’intéressait à un vrai sujet, passionnant, mais servi pour moi par un dessin assez agaçant et assez désagréable. Après ce fameux cycle, il enchaîne avec une série médiévale fantastique : « Les Compagnons du crépuscule », inspirée des contes celtiques, Arthur & Co. Là, étrangement, son style trouve une vraie adéquation avec son sujet. Il réussit une saga qu’on pourrait qualifier « d’heroïc fantasy », avec un traitement si personnel qu’il échappe totalement aux poncifs du genre (qui sont nombreux !).
Deux premiers tomes, intéressants : « Le sortilège du bois des brumes », et « les yeux d’étain de la ville glauque », aux scenarii complexes, voire compliqués, préparent le dernier tome, magistral : « Le dernier chant des Malaterre ».
Un gros livre au trait raffiné (trop ?), aux couleurs pastels impeccables, avec un côté suranné, qui donne l’impression d’ouvrir un vieil ouvrage d’enluminure. C’est précisément l’intention de Bourgeon, recréer, bizarrement pour une histoire fantastique, un Moyen-âge extrêmement réaliste. L’auteur s’inspire donc des illustrations d’époque, mais aussi des peintures, gravures et sculptures d’autrefois. Presque un traité d’architecture à l’ancienne ou un ouvrage didactique sur l’art sculptural médiéval. Et pourtant la grande réussite de l’ouvrage, c’est un grouillement de vie, un fourmillement de personnages secondaires bien trempés, et ça se bat, et ça saigne et ça fornique, et ça complote : toute une vie à la fois poisseuse et intense, fragile et éphémère, le témoignage d’une époque qui ne considérait pas la vie d’un être humain comme une valeur, seule comptait la foule. Peu ouvrage de BD (Tardi fait aussi ça très bien mais pas SF !) n’est allé aussi loin pour rendre la vie d’une époque et montrer que les lieux, les traces du passé, viennent d’une vie éteinte mais réelle : la démarche de Bourgeon tient plus finalement du journaliste que du conteur, en évitant le piège grossier de la nostalgie et de la glorification d’une époque sauvage.
Ce tome décrit une ville médiévale, personnage principal du livre, « enfermée » dans une nature inquiétante ; les grandes murailles de pierre ne sont pas là pour protéger mais pour contenir ses habitants. Effrayés, terrorisés, ils tournent en rond derrière leurs murs, deviennent leur propre menace, et s’entre-tuent, rendus fous par la peur du Dehors. La Nature, elle, reste éternelle, indifférente à cette humanité qui se détruit par sa propre folie, indifférente aux dieux qu’ils vénèrent en vain. Et c’est tout le rôle du « fantastique » dans cette aventure, pas comme un « exotisme », une étrangeté, mais bien comme une réalité : l’irréel, l’incompréhensible était vécu comme quotidien car transpirant aux portes de la Cité.
Cet ouvrage plutôt classique utilise le langage BD, de façon extrêmement efficace, par la confrontation des images entre elles, des dessins entre eux (certes, c’est le principe de la BD…) : l’image du bois sculpté de l’ours et le dessin de l’ours ; la représentation de la femme dans les enluminures et le dessin de la femme selon Bourgeon ; le dessin de la forteresse non plus comme patrimoine ou comme décor mort mais comme un véritable lieu d’habitation grouillant De cette confrontation, l’Histoire prend vie sans aucun besoin de commentaires (on est loin des visions d’un J. Martin dans « Alix », par exemple extrême, dont les personnages confrontés à leur époque semblent en permanence s’extasier « Oh ! » de la beauté du Merveilleux Temps Passé).