Enfin, ça aurait dû être lui.
Car dans l’Educaume d’Angleterre de la Grande Rectrice Victoria, la rêverie, la fantaisie, le nonsense ne sont pas admis. Seul compte le savoir, et les taudis insalubres de la capitale choquent bien plus par leur analphabétisme que par leur crasse ou leur misère.
Privé de son alter ego Lewis, Charles est coincé dans l’autre facette de sa vie : celle d’un morne professeur de mathématiques au collège Christ Church d’Oxford, bègue de surcroît. Un personnage timide et angoissé, dont la seule et regrettable originalité réside dans sa fascination pour les petites filles. Et, dans une moindre mesure, dans sa pratique de la photographie. C’est d’ailleurs la conjonction de ces deux passions qui va causer sa disgrâce, en particulier ses photos d’Alice, pour qui il entretient un amour certes platonique, mais doublement déplacé puisqu’elle est non seulement une enfant mais surtout la fille cadette du doyen de Christ Church.
Aussi, lorsque des troubles surviennent en la lointaine colonie de Novascholastica, on saisit l’occasion d’y dépêcher Charles Dodgson, l’exilant ainsi d’une manière efficace et élégante. Et qui sait ? Peut-être son tempérament rêveur, sa capacité à « s’affranchir du monde vulgaire », y trouveront-ils enfin quelque emploi. Le problème sort en effet quelque peu de l’ordinaire : à Novascholastica, les morts ne rejoignent plus l’au-delà, s’égarant en chemin, voire s’installant définitivement dans des auberges aussi suspectes du point de vue de leur moralité que de leur présence sur le plan post-mortem. Car le rayonnant Educaume d’Angleterre ne s’étend pas seulement sur la surface de la Terre, mais également par delà la mort.
Charles sera donc le compagnon de route de Jab Renwick, un noir précepteur, c'est-à-dire un gentleman chargé de faire régner l’ordre parmi les morts mais aussi les vivants, de préférence en envoyant les seconds rejoindre les premiers, pour la plus grande gloire de la Grande Rectrice et de la science.
Pendant ce temps, dans le Lankolong…
Kematia est morte. Ce qui est on ne peut plus normal puisque le Lankolong est le monde de la nuit qui attend les empowos, un peuple indigène de Novascholastica auquel appartient Kematia, après leur mort. Cela dit, la petite chasseuse, qui n’était encore qu’une fillette, aimerait bien savoir pourquoi elle est morte. Bientôt rejointe par un étrange chien de chiffon, elle traverse les plaines de l’après-vie jusqu’à Lulunruntu, l’immense auberge où les esprits des morts, autochtones ou colons, humains ou animaux, ont élu domicile par milliers.
Il était rasé de près et ses joues glabres luisaient d’un peu de sueur, à moins qu’il ne se fût agi de la lotion à la bergamote dont il s’était abondamment aspergé. Il portait une casquette à carreaux, une veste en alpaga et un pantalon de cuir. Le canon d’un fusil de chasse surmontait son épaule droite, une ceinture de cartouches ceignait son ventre… Il en manquait trois.
Mais le plus remarquable, néanmoins, était les beaux andouillers de cerfs qui lui sortaient de la bouche et qui tendaient dangereusement leurs pointes duveteuses vers ses yeux. […]
« Hé ! Petite fille ! Baisse ton arc, chuinta-t-il dans la langue de Kematia (avec l’accent propre aux gens qui ont des bois de cerf dans la bouche), je ne te menace pas, alors ne me menace pas. »
Ces Leçons du monde fluctuant alternent donc régulièrement entre les deux histoires. D’une part il y a les chapitres où l’on suit les aventures à la fois sinistres et comiques de Charles et Jab, et d’autre part les tribulations hautes en couleur de Kematia. Deux fils qui portent deux visions du monde différentes, mises en exergue par les titres des chapitres : disciplines académiques pour les uns (La leçon d’arithmétique, La leçon de géographie…), titres en rapport avec la nature pour l’autre (La leçon du gnou apprêté, La leçon du lierre et du guano…). Deux parcours qui finiront évidemment par se rejoindre, mais pas avant la toute fin du roman, ce qui accentue le côté un peu décousu de l’ensemble. Les parties relatives à Kematia, en particulier, ressemblent fort à une succession de scénettes sans réel lien entre elles, ce qui permet à l’imagination débridée de
Noirez
de s’exprimer, mais laisse une impression de manque de consistance. Il ne faut pas non plus s’attendre à trouver une réflexion ultra profonde sur la vie et la mort ; le propos tient d’avantage dans la condamnation conjointe du scientisme et du traditionalisme. L’intérêt du livre ne se situe pas à ce niveau. Non.La beauté de ces Leçons réside dans leur truculence. La noirceur et l’humour se côtoient en permanence, à l’image de Jab Renwick, l’esthète du meurtre doté d’un profond sens de l’ironie ; l’absurde s’exerce en toute logique, comme ce cerf qui trouve refuge dans le ventre d’un chasseur pour échapper au danger. Le moindre personnage possède une personnalité riche et marquée. Et si l’on regrette parfois un style un peu plat, cette faiblesse est masquée par le déluge d’idées et d’inventions qui s’abat à chaque page. Des parts de l’au-delà s’échangent à la bourse, des contrôles de mathématiques remplacent les contrôles de billets dans les trains, des murs de geôles portent et enfantent les rejetons des prisonniers, des perroquets difformes couvent sous leurs ailes des poissons pourris avant de les offrir à des mathématiciens timorés, et le Parlement de Westminster prend feu tous les matins à sept heures précises.
Si l’hommage à Lewis Caroll est évidemment revendiqué, on pense aussi fortement à Neil Gaiman, aussi bien pour l’entremêlement de l’étrange et du quotidien que pour l’humour à fleur de plume et l’exubérance générale.
Drôle et sombre, riche, Leçons du monde fluctuant emporte son lecteur dans un monde onirique qui ne cesse d’étonner. Ou plutôt dans deux mondes : un qui serait le reflet déformé du notre, envahi par sa propre absurdité, et un autre plus ancien, originel, plus étrange encore. De la collision des deux naît un livre surprenant qui se parcourt comme un paysage de rêve.