Parmi ces essais, voici donc celui de Kim Stanley
Robinson
, consacré aux romans du bonhomme. Précisons d’emblée qu’à l’époque où il a été publié (1984), Radio Libre Albemuth était un texte inconnu (publié en 1987). Il ne fait donc pas partie de l’analyse, contrairement à tous les livres mainstream de Dick, y compris ceux qui n’étaient pas encore publiés à l’époque.Comme son titre l’indique, l’auteur parle donc des romans de Dick, et d’eux seuls. Sa brillante activité de nouvelliste n’est pas prise en compte, sauf quand il lui est arrivé de rallonger une nouvelle pour en faire un roman. Le principal écueil d’un tel essai (en fait, une thèse remaniée), serait de se livrer à une énumération fastidieuse de chaque roman (de quoi ça cause, est-ce que c’est bien ?). Heureusement, il n’en est rien.
L’auteur se livre certes à certains regroupements (pas uniquement la fameuse et controversée Trilogie divine), souvent très pertinents.
Par exemple, les romans sf parus avant Le maître du haut-château qu’il place tous dans des univers plus ou moins dystopiques, où un personnage lambda, devenu par hasard une sorte de super-héros, va renverser l’infâme tyrannie.
Dick se singularise cependant par rapport à la plupart des auteurs de l’Age d’or, en ne se limitant jamais à un seul thème dans ses romans : la télépathie peut faire bon ménage avec la précognition ou les mutants divers et variés. C’est même l’occasion pour KSR de consacrer un chapitre passionnant à la façon dont Dick traite les archétypes de la sf : mutants, colonies, vaisseaux spatiaux, télépathie, etc. C’est assurément l’un des chapitres les plus passionnants de cet essai. KSR explore la relation singulière que Dick pouvait avoir avec la quincaillerie de la sf. Ainsi, peu de vaisseaux. Il se sert également des télépathes ou des précogs, ce n’est jamais comme on pourrait l’attendre d’un roman classique, bien au contraire, cf. Ubik.
C’est donc la première rupture introduite par Dick avec les auteurs de l’écurie Campbell. Il en rajoute une seconde, celle de la satire quasi-systématique de l’american way of life, qui règle son compte à la société de consommation. Le summum en la matière restant pour moi les combis poupées Pat du Dieu venu du Centaure. Certes, il n’innove pas en la matière (cf. Pohl et Kornbluth).
KSR critique de façon assez justifiée, à mes yeux, l’école Campbell. KSR estime qu’elle avait trop corseté la sf, et étouffé sa créativité : l’humain reste le plus intelligent, il faut un happy-end, etc. S’il a incontestablement permis au genre d’arriver à une maturité et une qualité par ses exigences littéraires, il s’est à la longue montré étouffant : qui trop embrasse mal étreint.
Autre moment fort de l’essai : son analyse du Dick mainstream. Seul ses Confessions d’un barjo connaitront une publication anthume quoique tardive. Son analyse de ce dernier roman avec Le temps désarticulé, écrit la même année, dont il fait de quasi-jumeaux, offre une piste de lecture synoptique vraiment intéressante. Surtout qu’il articule ces deux romans avec le premier chef-d’œuvre de Dick : Le maître du haut-château. Il fait de ce livre une fusion entre le mainstream passé et la sf à venir là aussi très intéressante. Dick ne renoncera d’ailleurs pas à cette sf assez light dans ses dernières œuvres, avec toujours d’excellents résultats, de Coulez mes larmes dit le policier à Substance mort.
Je ne partage cependant pas toujours tous les avis de KSR, en particulier sur certains romans. Ainsi, je ne considère pas Les joueurs du Titan comme médiocre. C’est un des meilleurs Dick mineurs à mes yeux, tout comme Le guérisseur de cathédrales. J’aime son ambiance de film noir à la Dark city, et puis, que voulez-vous, Titan me fascine. Par contre, ses autres romans avec des invasions extraterrestres sont effectivement loin d’être ce qu’il a écrit de meilleur. Contraire ou non, un avis argumenté reste toutefois un très bon stimulant, qui peut vous pousser à réévaluer vos jugements sur certains romans, ouvrir des pistes de (re)lecture auxquelles vous n’aviez pas pensé, etc.
Au final, KSR signe là une œuvre intéressante, que l’on recommandera bien sûr à tous les dickiens (Morca, Le gaidol et Bladerunner). Un essai qui trouvera sans peine sa place dans votre bibliothèque aux côtés du livre de Sutin (qui doit déjà y être !). Mais c’est aussi un essai à recommander à tous les curieux, car parler de Dick, c’est parler de sf, via un auteur singulier et fascinant.
Enfin, ce livre de KSR est à recommander aux amateurs de critique littéraire. Car oui, il faut bien le dire, le livre de KSR est un bel exemple d’analyse littéraire, de contextualisation de l’œuvre de Dick dans son époque et le milieu de la sf. Il permet ainsi de saisir en quoi Dick reste selon moi un auteur majeur et incontournable. Le tout garanti sans jargon universitaire ni sabir narratologique. Par contre, KSR ouvre des pistes pour savoir pourquoi l’œuvre de Dick a été reconnue si tardivement aux USA. Mais aussi comment Heinlein, que je n’apprécie guère, a su être un type bien.
La question n’est pas d’aimer non Dick (Gibson a écrit des livres importants, qui me tombent des mains), mais de le reconnaitre pour ce qu’il est : un auteur incontournable. Cet essai y contribue, et enfonce le clou sur l’importance littéraire de la sf.
PS : N'hésitez pas à jeter un coup d'oeil aux autres bouquins de la collection. Je n'ai lu que celui de Jean-Daniel Brèque sur Poul Anderson, et il vaut également le détour.
Dommage que cette collection ait disparu.