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Ce troisième et dernier tome des Terres creuses présente lui aussi une autre image de la femme dans son rapport avec l’homme – mais un rapport mutuellement bénéfique cette fois, au contraire du précédent, et au moins pour un temps. Ce dernier volume renoue donc avec le premier où les rapports amoureux constituaient le thème principal ; sauf qu’ici la liaison est décrite depuis ses débuts jusqu’à sa fin : un choix somme toute assez attendu, à la fois d’un point de vue narratif, puisque le thème de départ demandait bien sûr d’aborder ce sujet un jour ou l’autre, et celui, plus technique, de la longueur du récit qui s’étend, pour la première et dernière fois dans cette série, sur toutes les planches du tome.
Le monde de Nogegon en lui-même mérite qu’on s’y attarde, car il présente une originalité : sa pesanteur très faible y rend en effet les véhicules inutiles. Il suffit de bondir pour atteindre sa destination, en plusieurs fois s’il le faut, et en s’aidant de mécanismes à ressorts fixés aux jambes si nécessaire ; les trajets inter-cités, quant à eux, se font à l’aide d’éjecteurs – des machines aux allures de canon vertical et fonctionnant comme des catapultes. Jusqu’ici plutôt anecdotique, ce postulat de base prend une direction néanmoins inédite quand il s’agit de concevoir les habitats de ce monde : les architectures sont ici très ouvertes, et particulièrement aériennes dans leur lignes graciles et légères qui reflètent la condition technique principale de cette planète – d’habitude un cauchemar d’ingénieur en bâtiment, pour des raisons évidentes, mais qui ici devient presque futile.
C’est là que l’expertise première du scénariste, architecte de sa profession, fait toute la différence : en proposant un postulat de départ qui écarte la première contrainte de son métier, il peut échafauder des édifices uniques en leur genre, des villes dont l’agencement ne présente aucun point commun avec ceux que nous connaissons, et qui impacte donc la vie de ses habitants d’une manière jamais vue (1). C’est le pouvoir de l’architecture, le Premier Art, dont les influences sur notre vie quotidienne sont permanentes mais jamais remises en question – sauf par les urbanistes bien sûr, puisque c’est leur spécialité – : elle conditionne notre vie de tous les jours mais à aucun moment il nous vient à l’esprit de la contester, de la discuter, à peine de la critiquer, et encore ; on l’accepte comme on accepte qu’une montagne nous barre la route : elle s’impose à nous bien qu’elle soit faite pour nous (2).
Mais Nogegon présente une autre particularité : ses habitants sont tous obsédés par la perfection esthétique de la symétrie – c’est-à-dire, pour reformuler ce dernier terme, au moins en partie, le classicisme. Rappelons, à toutes fins utiles, que ce courant artistique, et d’abord architectural, ce qui n’est bien sûr pas un hasard, se fonde pour sa plus grande partie sur la symétrie des compositions, ou bien des façades des édifices – au fond, ce n’est pas très différent. De plus, il prend racine dans la Grèce antique, c’est-à-dire une civilisation pour le moins machiste où le culte de la beauté prit vite des allures assez contraignantes, notamment à travers une rigueur de conception des compositions picturales, qu’elles soient peintes ou bâties, qui traduit bien une certaine austérité typique de la gente masculine.
En fait, Nogegon n’est jamais que le reflet dans le miroir de Zara, ce monde où règnent les femmes. Sur Nogegon, rigueur et droiture dominent à travers la recherche d’une perfection esthétique qui a toujours été un idéal masculin – voilà pourquoi les femmes font l’effort d’être belles : pour plaire aux hommes dont la vue est le sens principal, c’est-à-dire le premier rapport au monde. L’inversion, par rapport au volume précédent de la série, est à peu près aussi attendu que l’évolution du thème principal des Terres creuses – l’amour, et donc les rapports hommes-femmes – car elle constitue le seul moyen de poursuivre l’exploration du sujet ; du reste, il aurait été dommage de passer à côté compte tenu du discours présenté dans Zara : il faut bien exposer les deux faces de la pièce après tout.
Venue de cette planète Zara où il n’y a que des femmes, Nelle se trouve donc sur Nogegon dans une situation aussi inattendue que délicate, surtout pour elle qui n’a pas l’habitude des hommes. Entre les procédures administratives pour demander des autorisations de circuler, l’omniprésence d’enquêteurs et de forces de l’ordre, le nombre imposants de vieillards à des postes-clés, etc, tous ces éléments caractéristiques des sociétés patriarcales font que Nelle se trouve en terre étrangère, dans tous les sens du terme. Mais c’est encore l’artraceur Natan qui se montrera le plus déstabilisant pour elle…
Car ce tailleur de brume au physique aussi imposant que son caractère est bien trempé sait se montrer charmant (3), et Nelle y succombera bien plus vite qu’elle l’aurait voulu même en temps normal. Elle devient d’abord son modèle : la très faible gravité de Nogegon lui permet de sauter haut dans les vapeurs de roches en suspension, qui sont “fixées” à l’aide d’une émulsion spéciale dont elle s’enduit le corps ; ces “artraces” reproduisent ainsi ses formes en une série de “sculptures” qui décomposent ses mouvements. Ce processus de création artistique est bien sûr exclusif à Nogegon et à sa pesanteur.
Seul l’œil aiguisé de Natan peut repérer les défauts de ces artraces, et ainsi conseiller Nelle dans les mouvements à adopter pour obtenir les meilleurs résultats. Et il sait ce qu’il veut : tantôt tyrannique, tantôt doux, il tire de Nelle ce dont il a besoin comme elle tire de lui ce qu’elle veut savoir sur la disparition de son amie Olive. À travers cette complémentarité plus ou moins forcée, et qui rappelle bien sûr cette forme de dualité caractéristique de certains rapports amoureux, ils apprendront à se connaître, à s’apprécier…
Jusqu’à ce que la symétrie les rattrape et que leur liaison suive le chemin qu’elle ne pouvait éviter, mais en sens inverse bien évidemment. Ce qui d’ailleurs convient assez bien à Nelle : la rigueur toute masculine de ce monde, en effet, ne faisait au fond que heurter sa sensibilité de Zara…
(1) mérite d’être rappelé qu’un environnement semblable fut présenté par Winsor McCay dans sa série Little Nemo in Slumberland du tout début du XXème siècle, et précisément dans les épisodes situés sur la planète Mars à l’époque fort peu connue par les scientifiques : toute la différence avec la création qui nous occupe ici est que cet auteur, en dépit de tout son immense talent, n’était pas architecte et que la pertinence des bâtiments qu’il présentait ne pouvait en aucun cas rivaliser avec celle de ceux proposés ici par les Schuiten.
(2) on reconnait bien là le problème de la technique tel que Jacques Ellul le présente dans son ouvrage Le Système technicien (Le Cherche Midi, collection Documents et Guides, mai 2004, ISBN : 2-749-10244-8) même si l’impact de l’architecture n’y est pas abordé pour autant que je me souvienne.
(3) ce personnage rappelle bien sûr le sculpteur Auguste Rodin, à la fois pour sa profession et son sens de l’esthétique comme pour son goût des femmes…