Le premier, entre un aspirant écrivain et un genre littéraire.
Le jeune Nathan, comme tant d'enfants, aimaient les histoires à faire peur et c'est tout naturellement, qu'adolescent, il se régala des œuvres des stars anglo-saxonnes du genre : Stephen King, Robert McCammon et consorts.
Par la suite, à l'université, "électrisé" par les textes (fictionnels ou critiques d'Harlan Ellison, il entreprit de se lancer dans l'écriture. Après un détour par les fameux ateliers Clarion, il produisit ses premières nouvelles qu'il proposa, avec succès, à des éditeurs de littérature fantastique.
Et c'est alors qu'un jour, dans le salon de son ami écrivain Dale Bailey, il ouvre un recueil d'Ernest Hemingway et lut A day's wait... Cette histoire d'un enfant qui, souffrant de fièvre, se croit à l'article de la mort parce qu'il confond degrés Celsius et Fahrenheit lui est un tel choc qu'il voit s'effondrer sa confiance naissante. Cette lecture lui révèle que ce qu'il souhaite vraiment atteindre dans ses propres récits, c'est la puissance émotionnelle et la profonde résonance avec l'expérience humaine que porte le récit d'Hemingway ; et il n'est que trop conscient que ce n'est pas, loin de là, ce que se trouve dans l'aimable fantaisie signée de son nom, dans la revue (illustrée d'un dragon costumé) reposant sur la table d'à côté.
Jugeant qu'il lui manque tant les capacités littéraires que l'expérience d'une vie moins banale, il décide d'arrêter d'écrire. Cela durera huit ans... Pendant lesquels il ne lut plus de fantastique, s'abreuvant aux canons de la littérature réaliste, au demeurant tout à fait dignes d'admiration, tels que les nouvelles d'Annie Proulx ou Raymond Carver.
Puis vint le moment où un collègue au bar de la Nouvelle Orléans qui l'employait parvint à le persuader de lire Homunculus de James P. Blaylock. Enthousiasmé par l'imagination foisonnante déployée dans le roman, il résolut de redonner sa chance au fantastique. En commençant par un auteur qu'il avait apprécié jadis : Lucius Shepard. Ses retrouvailles avec un écrivain "capable de marier les plaisirs du genre aux ambitions de la littérature" lui rappelèrent "la façon dont le fantastique et la littérature générale peuvent se croiser" et "la façon dont on peut écrire sur des personnages reflétant des personnes réelles tout en s'amusant avec les tropes du genre".
Ainsi, il se remit à l'écriture, avec la nouvelle You go where it takes you.
Le second malentendu concerne un lecteur et l'œuvre d'un auteur, qu'il avait à peine lue.
La première fois que je lisais un texte de Nathan
Ballingrud
, c'était The atlas of Hell, une nouvelle au sommaire de l'excellente anthologie (de la non moins excellente Ellen Datlow) Fearful Symmetries. Cette histoire, se déroulant dans le bayou de Louisiane, promettait de me plaire. Elle était en tout cas accompagnée d'une flatteuse réputation. Une fois sa lecture terminée, je me grattai la tête. Si je ne la trouvais pas mauvaise, je ne comprenais pas du tout l'engouement critique qui l'entourait. Tant pis. "C'est la vie !" (comme dit l'autre).Ballingrud
fera donc partie de ces écrivains estimés, de qualité, qui ne sont tout simplement "pas pour moi". Et dans la très dynamique scène horrifique américaine, j'avais bien assez à lire. Laird Barron, John Langan, Livia Llewellyn, Nadia Bulkin, par exemple. Tous vantaient les mérites deBallingrud
, sans que cela joue sur mon avis hâtif.Puis je lus une critique, remarquable, de You go where it takes you par un auteur dont l'avis compte pour moi un peu plus que les autres : Lucius Shepard (encore lui). J'enchaînai avec la lecture de la nouvelle, et reçus une belle baffe.
C'est l'histoire de Toni, serveuse dans un modeste diner. Mère célibataire, elle aimerait bien que parmi ses amants de passage, il s'en trouve un qui veuille s'engager dans une relation plus sérieuse. Son aide ne serait pas de trop pour s'occuper de sa fille, qu'elle aime, mais qui est si turbulente. Cet homme, en apparence si ordinaire, qu'elle vient de rencontrer pendant son service, serait-t-il différent des autres ? Différent, il se révèlera l'être, à un point qu'elle n'aurait pu imaginer, dans une brève mais saisissante scène horrifique. A partir de là se dévoile une des principales manières narratives choisie par l'auteur pour les nouvelles de ce recueil ; car au lieu d'une escalade dans l'épouvante et le bizarre, il en revient à l'humain, trop humain, et ses failles qui ouvrent sur la noirceur et le néant, la cruauté et l'indifférence. L'élément fantastique aura servi de support métaphorique, de catalyseur, à l'acte terrible qui conclura le récit, apte à marquer la mémoire du lecteur au fer rouge.
Un premier texte puissant, pour un recueil qui maintiendra un haut niveau de qualité jusqu'à son terme.
Les nouvelles suivantes sont, dans l'ordre :
_ Wild acre.
Du nom d'un complexe immobilier en construction dans la région des Blue Ridge Mountains. Le chantier subit des dégradations de la part d'écologistes locaux ; alors le contremaître, Jeremy, comptant bien refroidir les ardeurs des vandales, décide de passer la nuit sur les lieux, assistés de deux ouvriers, pour veiller et répliquer. Une bière dans une main, un fusil dans l'autre. Les heures s'enchaînent sans que ne survienne la confrontation attendue. Puis l'impossible se produit. Le contremaître s'était éloigné, pour soulager sa vessie, quand ses partenaires sont agressés... par un loup-garou. Et il ne peut qu'assister, sidéré, au carnage perpétré par la bête, apparemment insensible aux balles des fusils. Pour sauver sa vie, il n'a d'autre choix que de fuir.
L'histoire pourraît se poursuivre sur la traque du monstre ; mais ce n'est pas ce genre d'histoire. Car
Ballingrud
choisit de mettre en avant un personnage qui si l'on était dans un film d'horreur ferait à peine plus que de la figuration. Victime reléguée à l'arrière plan (et oublié à la prochaine bobine) pour faire place au(x) héros. S'ensuit un portrait psychologie acéré, Jeremy devant faire face autant à la culpabilité du survivant qu'à la dégradation de sa relation avec la communauté locale, ses collègues, ses amis et jusqu'à sa compagne. L'emploi du surnaturel ne sert ainsi qu'à renforcer le tragique de sa situation : la vérité devrait l'excuser et il ne peut la dire. Il passerait pour un fou ou, pire, pour un type qui pousse l'indécence jusqu'à inventer une histoire à dormir debout pour excuser sa lâcheté._ S. S.
Ces deux lettres, s'entrecroisant, forment la croix gammée chère au groupuscule néo-nazie que Nick, notre "héros", jeune skinhead, est sur le point de rejoindre, attiré par les charmes d'une Valkyrie du coin. Pour l'instant, ses convictions racistes et ses fantasmes violents restent confinés dans sa tête d'adolescent mal dans sa peau mais sommé de faire ses preuves au nom de la Cause, le risque qu'il passe à l'action, meurtrière, grandit.
Il serait facile de faire détester un tel protagoniste, mais ce n'est l'intention de l'auteur. En effet, si les conceptions politiques de
Ballingrud
tendent clairement vers l'humanisme et le progressisme, il n'en demeure pas moins que dans son entourage certains affichent d'autres convictions et il est las de les voir dépeint, en fiction, avec manichéisme. A ses yeux, cela tient à la fois du jugement simpliste et de la paresse d'écriture. Dès lors, il opte pour une caractérisation nuancée. Si Nick pourrait bien s'abandonner à la haine et commettre l'irréparable, il ne semble pas irrécupérable. Sa sensibilité le distingue de ses "frères aryens" et son dévouement pour sa vieille mère, atteinte d'une étrange et atroce maladie, suscite le respect.A nouveau, un beau portrait psychologique, défiant le principe d'identification du lecteur.
_ The crevasse.
Cette nouvelle, écrite en collaboration avec Dale Bailey, est parue dans l'anthologie Lovecraft unbound et on pourrait y voir un prélude à un texte majeur de l'auteur légendaire de Providence : Les montagnes hallucinées.
Situé dans les vastes étendues blanches de l'Antarctique, le récit commence in media res, quand le traîneau d'une expédition scientifique plonge dans une crevasse masquée par une couche de glace trop fragile. Un malheureux est précipité vers une mort certaine. Le véhicule, et les chiens qui le tractent, se retrouvent en équilibre instable au bord de l'abîme et les survivants doivent descendre le long de la paroi pour sauver ce qui peut encore l'être. L'un deux apercevra des choses étranges.
Pas de déferlement de yoggoths bavants et glougloutants ici, les co-auteurs préfèrent s'en tenir à des visions fugitives, suffisantes pour que l'imagination du lecteur s'emballe.
Cette nouvelle semble un peu à part dans ce recueil, car plus classique que ses voisines, mais reste très efficace. Au-delà du simple frisson de l'aventure, elle explore aussi le thème du deuil. Le personnage principal, médecin pendant la Grande Guerre, ne se remet pas de n'avoir été aux côtés de sa femme à sa mort, dûe à cette "mauvaise blague cosmique" que fût la pandémie de grippe espagnole.
_ Monsters of heaven traite également de chute, de créatures inhumaines et de deuil.
Les Anges y foulent la terre des Hommes, mais n'y apportent pas l'Allégresse. Humanoïdes, ils/elles sont néanmoins loin de ressembler aux figures, altières ou chérubiniques, dont nous ont habitués les représentations de la peinture classique. L'être blessé que recueille le couple de protagoniste de cette histoire est pathétique et bien trop autre pour qu'existe avec lui la moindre chance de communication. Il permettra toutefois au mari et sa femme, devenus étrangers dans la même maison (car se reprochant des façons différentes de faire face à la mort brutale de leur fils dans un accident), de recréer du lien.
Cette émouvante nouvelle fut lauréate du prix Shirley Jackson en 2008.
_ Sunbleached est une histoire de vampire.
Ballingrud
n'est pas féru de cette figure et ne porte pas non plus dans son cœur l'édition "young adult" ; alors quand Ellen Datlow lui demande un texte pour l'anthologie Teeth, qui ressort des deux, il est sceptique.Mais il saisit finalement l'occasion pour, à l'instar d'autres nouvellistes de l'époque, redonner un peu de mordant à cette créature emblématique, mise à mal par la saga Twilight et ses "vampires qui brillent au soleil."
De fait, les premières lignes du récit feraient plutôt penser au film Aux frontières de l'aube : le jour vient à peine de se lever sur une plage californienne et notre vampire, dévoré par les flammes, se précipite à l'abri d'une maison sur pilotis.
Brulé au dernier degré, privé de sa vigueur et de son charme vénéneux (bien qu'il qu'il demeure une certaine grâce dans les mouvements de cette chair carbonisée... comme "un danseur qui se ferait passer pour une araignée"...), il s'interroge : comment se procurer du sang dont l'urgence se fait plus vitale que jamais ? Peut-être en manipulant l'enfant de la maisonnée, tenaillé par une autre soif : celle d'un amour parental si pauvrement dispensé.
_ North american lake monsters se concentre sur une famille dysfonctionnelle.
Lui vient de sortir de prison. Il compte sur un week-end au vert pour renouer avec sa femme, qui supporta son absence en sombrant dans l'alcoolisme (et en entretenant une brève liaison adultère), et sa fille, adolescente perdue.
Les retrouvailles sont difficiles. Cela énerve le mari ; il comprend mal que son retour au foyer ne soit pas mieux accueilli, et s'en prend à elles, perpétuant le mode carcéral de gestion des relations interpersonnelles : par le rapport de force.
Sa fille s'évade volontiers au bord du lac pour regarder, et dessiner, l'animal d'espèce inconnue qui s'y est échoué. Bizarrement, c'est par cette chose en putréfaction que naîtra l'espoir d'un changement.
Une nouvelle remarquable par l'acuité, et l'humanité, avec lesquelles les sentiments des personnages sont examinés.
_ The way station est présentée par l'auteur comme sa déclaration d'amour à la nouvelle-Orléans.
Développement d'une nouvelle, en forme d'essai, parue dans l'inénarrable Thackery T. Lambshead Pocket Guide to Eccentric & Discredited Diseases, elle est l'expression littérale de ces mots de Richard Matheson, dans Jours disparus : "Les fantômes n'existent pas ; les fantômes sont en nous."
Le protagoniste de l'histoire a dû quitter la cité de la Louisiane mais celle-ci ne le quitte pas. Elle se manifeste à même son corps, s'y incrustant par morceaux, en découlant à grands flots.
Cette hantise insolite, ce sans domicile fixe qui veut se rapprocher, sur le tard, de sa fille installée en Floride, peut-il l'exorciser ? Le doit-il seulement ?
Une nouvelle qui interroge notre responsabilité face à nos choix et leurs conséquences parfois paradoxales.
_ The good husband.
Comment conclure un recueil qui s'ouvrait, disais-je, par un texte claquant comme une gifle ? En le refermant sur un texte apte à bien vous rougir l'autre joue, bien sûr !
Durant sa lecture, je songeais parfois à la belle novella de Robert Silverberg, Né avec les morts. c'est que le récit s'inspire du mythe d'Orphée et plus précisément du poème de Rainer Maria Rilke : "Orphée. Eurydice. Hermès".
Mais je songeai aussi, dès les premiers paragraphes, terribles, au meilleur de Dennis Etchison...
"Le bon époux" du titre doit composer avec les dépressions et tentatives de suicide de sa femme. Un soir de plus, de trop, il lâche prise et commet un acte qu'il pense sans retour. S'ensuit une descente inexorable dans l'étrange, où se mêlent espérance et horreur.
Je n'en dévoilerais pas plus sur cette nouvelle que je tiens pour un véritable bijou du genre, taillant au plus près des émotions humaines, à la lumière de la Mort.
Ce recueil a reçu en 2014 le prix Shirley Jackson et nombreux parmi les pairs de l'auteur le considère comme un ouvrage majeur de la littérature horrifique de notre récente époque.
Sa particularité tient à ce que souvent
Ballingrud
opère avec les pieds bien plantés de part et d'autre de la frontière supposée entre la littérature de genre et celle dite générale, usant du fantastique en miroir, moins comme moteur de l'action que comme révélateur de l'essence des personnages et de leurs conflits intérieurs. A vrai dire, une telle approche n'est pas nouvelle mais elle est ici portée par un sens de l'observation, et de la langue, peu communs.L'auteur aurait pu continuer dans cette veine, qui l'a fait connaître, a conquis la critique et permis à son œuvre d'être adaptée pour le petit écran (quelques nouvelles de North American Lake Monsters sont à la base de l'anthologie Monsterland).
Mais il ne voulait pas s'enfermer dans une voix et désirait exprimer d'autres de ses influences : les visions infernales de Clive Barker, les romans d'aventure maritimes de Patrick O'Brian, les B.D. de Mike Mignola...
Ainsi naquit Wounds - six stories from the border of Hell, au ton plus baroque (hormis la novella The visible filth - adaptée en téléfilm - qui ne déparerait pas au sommaire du premier recueil).
Son prochain ouvrage, le court roman The strange, explorera une autre voie encore : pour le décrire, l'auteur cite à fois Les chroniques martiennes et True grit.
Nathan
Ballingrud
n'est malheureusement pas encore traduit en France. Ne serait-ce que par une ou deux nouvelles en revues (lesquelles restent peu accueillantes pour l'horreur, des titres comme Bifrost ou Fiction s'orientant plutôt vers la science-fiction ou la fantasy).Reste à espérer, armé(e)s d'une solide patience. Après tout, la petite maison d'édition Dystopia a bien réussi à sortir un recueil de Livia Llewellyn, une autrice à l'univers autrement difficile d'accès. Un pari qui se voit aujourd'hui récompensé d'une nomination au Grand Prix de l'Imaginaire.