Après vingt ans passés au Canada, Dennis Cleg est de retour à Londres. De retour dans l’East End, pas très loin du quartier de son enfance, avec ses rues étroites et sombres, où la lumière jaune perçait à peine à travers la brume, à travers la pluie qui semblait toujours sur le point de tomber. Que de souvenirs ! Trop en fait. Car voyez-vous, la mémoire de Dennis semble fonctionner à l’envers, plus le temps passe et plus ses souvenirs semblent précis, tangibles, alors qu’il a parfois du mal à se souvenir de ce qu’il a fait la veille. A tel point qu’il lui arrive de s’embourber dans un moment passé, d’oublier le présent et quand il revient à lui, il a les plus grandes difficultés à coordonner ses mouvements, et il doit se concentrer pour faire obéir son grand corps mince, désarticulé, son corps d’araignée, Spider, c’est comme ça que sa mère l’appelait, et justement il a beaucoup de souvenirs d’elle qui reviennent ces jours-ci, et dans ces moments là c’est difficile de démêler le passé du présent. C’est pour l’aider à s’y retrouver que Spider a décidé de tenir un journal.
C’est donc à travers ce journal que le lecteur va découvrir l’histoire de Spider. Ou ses histoires plutôt, car comme on l’a dit, la distinction entre passé et présent n’est pas très claire pour lui, et le soir, lorsqu’il se penche sur son cahier dans sa chambre miteuse de la pension Wilkinson, il évoque pêle-mêle ses souvenirs d’enfance et son activité de la journée. Laquelle, pour tout dire, se résume souvent à s’asseoir sur un banc près du canal, tout en essayant de ne pas regarder l’usine à gaz, qui le met étrangement mal à l’aise. Peut-être parce qu’elle lui rappelle son père, qui était plombier, jardinier amateur mais surtout ivrogne, et violent. Mais Spider préfère être là plutôt qu’à la pension comme les autres, les « âmes mortes » apathiques qui déjeunent avec lui le matin, en silence. Ça lui évite aussi de croiser trop souvent Madame Wilkinson, la propriétaire de l’endroit, une femme autoritaire qui le terrifie. Autant rester sur son banc, sous la pluie, à rouler ses cigarettes et reconstituer le drame qui l’exila au Canada.
De l’histoire, on ne peut malheureusement dire guère plus sans spoiler. Ce sera d’abord un drame familial, d’une banalité glauque : un milieu modeste, un père alcoolique, un mariage fatigué, une prostituée. Et dans les marges de ce récit, on trouve le quotidien de Spider adulte, ses angoisses et obsessions. Les deux sont évidemment liés, se répondent, et on sait immédiatement que l’état actuel du personnage est une conséquence du traumatisme d’enfance qu’il va évoquer.
C’est ce qui frappe dès la première page : il est clair que Spider ne tourne pas très rond, non que ce qu’il raconte soit foncièrement insensé, mais à cause de la façon qu’il a de le raconter. Le narrateur se laisse souvent emporter par le cours de ses pensées, développe des anecdotes sans importance, fait de brusques ruptures, puis des reprises tout aussi inopinées. Faisant preuve d’une maîtrise remarquable,
McGrath
arrive non seulement à rendre tout ça parfaitement lisible et fluide, mais parvient à un résultat saisissant : créant un décalage entre la forme et le fond, l’auteur arrive à suggérer qu’un discours à priori banal est issu d’un esprit dérangé. La langue élégante et ciselée qu’il fait utiliser à son personnage renforce encore cette impression de bizarrerie. Et de ce trouble surgira, en creux, une troisième histoire, un niveau accessible au lecteur mais étranger au narrateur.Mêlant thriller domestique (si si, je vous le dis) et étude psychologique, Spider est un roman ambitieux, tant du point de vue stylistique que de la construction. Un roman subtil et intimiste également, qui évoque la folie sans vraiment la montrer. Enfin, c’est le portrait d’un personnage magnifique et pathétique, à la fois inquiétant et touchant.
Une grande réussite.