Une légère vapeur s’élève sur l’horizon. Rien d’autre ne signale le terrible événement qui s’est produit à la centrale de Tchernobyl. Dans les décombre du cœur se terre un ennemi invisible, un ennemi implacable issu du génie humain.
Igor
Kostine
est photographe à l’agence Novosti. Il est intervenu pour couvrir le conflit en Afghanistan. L’horreur, il a donc déjà vu. Au petit matin, un coup de fil l’a réveillé dans son appartement de Kiev. Un ami, pilote d’hélicoptère, lui propose de l’emmener survoler la centrale de Tchernobyl. Un accident vient de s’y produire. Le photographe s’habille et s’équipe d’un appareil photographique. Puis, il se rend sans tarder à l’héliport.Quarante-cinq minutes de vol plus tard, il photographie le monstre. Vingt clichés avant que l’appareil ne se bloque. L’hélicoptère doit repartir.
Une seule photo au grain grossier, rabotée par des radiations dont l’intensité effraie, n’est pas devenue entièrement noire. Elle montre le bloc éventré par l’explosion du réacteur de la centrale. C’est la seule image prise le jour de l’accident.
Désormais, Tchernobyl obsède
Kostine
. Faisant partie des rares reporters accrédités par le gouvernement soviétique, il va revenir régulièrement et vivre aux côtés de ces 800 000 « liquidateurs » chargés de nettoyer le site et de construire le sarcophage confinant le monstre qui se consume encore.Ce livre nous révèle l’ampleur du désastre dont l’imagination peine à mesurer les effets tant ceux-ci sont effrayants. Aucune catastrophe n’est à la mesure de Tchernobyl. Il constitue l’illustration idéale du livre de Svetlana Alexievitch dont quelques citations rythment les confessions de
Kostine
. Ce que Boris et Arkady Strougatski ont imaginé avec « Stalker », le gouvernement soviétique l’a fait à Tchernobyl. Dix mille kilomètres carrés, entre Ukraine et Biélorussie, contaminés pour une durée de vingt-quatre mille années. Terre brûlée, interdite à la vie humaine. Territoire riche pourtant, dans lequel la nature renaît peu à peu malgré quelques mutations scrutées attentivement par les scientifiques. La plus grande réserve naturelle radio-écologique selon les Biélorusses. La « zone » tout simplement pour les Ukrainiens. Terre peuplée de villes fantômes, de villages enterrés ou abandonnés et de décharges nucléaires à ciel ouvert parcourues de « Stalkers » en quête d’artefacts irradiés à dépouiller pour gagner leur vie.Ce livre témoigne aussi du sacrifice accomplis par les liquidateurs, ces « robots biologiques » dont l’Etat n’est pas avare et qu’il s’empresse d’oublier une fois leur tâche accomplie. Le courage de ces hommes, équipés sommairement avec des tenues bricolées, force l’admiration. Le terme est d’ailleurs totalement inadapté car on est au-delà de cette conception finalement très occidentale. L’âme slave, mélange de religiosité intime, de fatalisme et d’humour désabusé, renforcé par des rasades de vodka, ne cesse pas de m’étonner et de m’émouvoir à la fois. Je dois avoir des gènes slaves car je suis profondément ému encore.
Enfin, ce livre témoigne d’un monde aberrant, absurde et totalement inhumain. Un monde dans lequel la vie ne compte pas ou si peu. Un monde où les sacrifices individuels sont assimilés à des victoire du Socialisme. Un monde où il est plus important de planter un drapeau au sommet d’une centrale que de se préoccuper de la vie des hommes qui le portent en un lieu qui n’a pas été décontaminé. Un monde où le secret recouvre de sa chape le moindre fait et où des procès publics et filmés désignent à la vindicte populaire – mais, le peuple n’est pas dupe - des accusés déjà coupables. Puis, les déporte en Sibérie… tout cela, à l’époque de la Glasnost…
Cet événement s’est produit il y a vingt ans. C’est déjà beaucoup pour des mémoires saturées par l’immédiateté de l’information.
C’est une paille comparée à la durée de demi-vie du plutonium qui est de vingt-quatre mille ans.
Alors souvenons-nous.
Aparté : Karl Shroeder a écrit une nouvelle, parue dans Bifrost, avec pour cadre la centrale de Tchernobyl et la « zone ».