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Il y eut un temps où la BD, pas encore objet de consommation courante pour tous les âges, ne se préoccupait pas de politiquement correct : dans le sillage du hélas défunt magazine Pilote, cette BD-là s’exprimait notamment au sein du tout autant regretté, au moins, Métal hurlant dont les créateurs souhaitaient ouvrir le média de la narration graphique à un public adulte – à travers expérimentations artistiques et narratives, thèmes mûrs, représentations de la sexualité, de la musique rock, des drogues, etc. Bref, ils voulaient révolutionner la BD – même si sur l’instant ils ne se rendaient peut-être pas compte de ce qu’ils faisaient – et ils y réussirent.
Le succès des débuts permit au magazine de s’ouvrir très tôt à une grande variété de talents, dont Jean-Michel Nicollet. Illustrateur de romans, et surtout dans les genres de l’imaginaire, il rejoignit l’équipe de Métal hurlant assez vite pour y dessiner une dizaine de récits courts parfois scénarisés par Picaret – qui travailla aussi, entre autres, avec Jean-Claude Gal et Jacques Tardi. C’est l’intégralité de ces bandes courtes, augmentées de plusieurs illustrations pour divers ouvrages, que rassemble ce volume et qui permet une plongée en apnée dans la production d’un auteur hors norme.
Car c’est l’Art qui s’exprime ici, et avec lui tout ce qu’il implique d’inconscient et de refoulé, d’obscur et de dérangeant,… Tout ce que les artistes ne parviennent pas toujours à dire avec des mots car la charge de ressenti pur pèse trop lourd. Alors ils le dessinent, le composent, le jettent, avec ces crayons et ces pinceaux qui, en retranscrivant les gestes dans toute leur fébrilité, traduisent les émotions qui les sous-tendent et sur lesquelles on ne parvient pas toujours à mettre le doigt tant elles peuvent se montrer fugaces, insidieuses, complexes… Pour cette raison, il n’est pas toujours bienvenu d’y chercher un sens, et encore moins une leçon.
Ouvrir Ténébreuses affaires, c’est sauter tête première dans une imagination unique, un talent sûr, des idées folles et surtout des thèmes si profondément sombres qu’ils ne laissent pas indifférent. Le cuir, la chair et le métal s’y entremêlent ; le sang, la passion et la mort y fleurissent ; l’espoir, la raison et la morale y brillent par leur absence. Ténébreuses affaires mérite son titre parce qu’il nous prend à la gorge avant de s’infiltrer dans nos entrailles pour mieux s’y installer et ainsi se repaître de notre chaleur. Ténébreuses affaires est comme la caresse nocturne d’un démon sournois, d’une amante revenue d’entre les morts, d’un reliquat de brise estivale d’antan.
Ouvrir Ténébreuses affaires, donc, c’est s’offrir un voyage dans le temps vers un passé pas si lointain que ça où les créateurs disaient ce qu’ils avaient sur le cœur comme ça leur venait, avec pour résultat le forçage des verrous du lecteur, le dynamitage – forcément violent – de ses limites intérieures (1) : une époque où les auteurs n’étaient pas encore à la botte des actionnaires et où la BD était un art à part entière.
(1) © Jean « Moebius » Giraud, justement un des fondateurs de Métal hurlant…
Note :
Cette édition de Ténébreuses affaires, la seconde, est revue et augmentée de plusieurs illustrations ainsi que d’une nouvelle couverture par rapport à son édition originale de 1979.