Deux éléments principaux s’entrecroisent ici en un résultat pour le moins anachronique. Le premier est bien sûr lié à la Guerre du Pacifique, pendant laquelle le Japon a sacrifié une très grande partie de sa jeunesse dans un combat somme toute assez vain, même si les autorités militaires d’alors ne doutaient pas une seule seconde de leur victoire ; l’ambiance pour le moins « rétro » du récit, et les descriptions des avions au style années 30, renforcent cette impression. De plus, il est maintes fois fait mention d’une guerre terminée 50 ans plus tôt – c’est-à-dire au milieu du XXe siècle si on admet que l’histoire se déroule à l’époque où son auteur l’a écrite – et dans laquelle le présent de ce récit trouve ses racines – ce qui en fait donc une uchronie.
Le second, plus actuel, semble vouloir dénoncer une société du divertissement aux accents bien sûr ici métaphoriques compte tenu des sommets qu’elle présente : les candidats des divers jeux et autres émissions télévisées de crû semblables restent tous les mêmes du point de vue du spectateur qui les regarde, ce sont donc des espèces de clones – même si on jalouse leur instant de gloire quand ils gagnent quelque chose : d’où le statut de « héros » des Kildren dans l’univers de ce roman ; mais des « héros » somme toute « consommables » à la manière du matériel informatique ou encore des masses salariales, c’est-à-dire un élément typique du modernisme et donc une représentation de ce dernier ; j’y reviens plus bas.
Cet ouvrage mélange donc deux éléments prépondérants du Japon contemporain : la « culpabilité » d’un passé martial qui a massacré une jeunesse avant d’anéantir la culture traditionnelle de l’archipel, et d’autre part la « dérive » culturelle – encore que je devrais plutôt dire « aculturelle » – du Japon moderne qui a remplacé l’ancien suite à la défaite au cours de cette Guerre du Pacifique déjà évoquée – les deux événements étant de toute évidence liés puisque le second découle du premier, et même si dans un premier temps les vastes développements économiques et industriels des années 60 et 70 donnèrent l’illusion d’une victoire sur un traditionalisme et une féodalité devenus hors de propos dans un monde moderne.
À y regarder d’un peu plus près, pourtant, ce « message » n’est pas très différent de celui de la plupart des œuvres d’après-guerre de ce Japon qui « a perdu la guerre mais gagné la paix » pour reprendre l’expression chère aux historiens : paix caractérisée par une explosion de la Révolution Industrielle, imposée par les vainqueurs américains suite à la fondation – toute autant imposée – de la démocratie et qui a, d’une part détruit le Japon traditionnel et féodal, d’où le sentiment de « nostalgie » pour cette époque, et d’autre part permis l’émergence de la société de consommation à travers un ultra-libéralisme débridé dont l’industrie du divertissement n’est finalement qu’un rejeton comme un autre.
Ce dernier point, d’ailleurs, permet de dégager un troisième élément : si les jeux télévisés de la société du divertissement constituent un moyen de contrôler la population, en lui fournissant un exutoire à ses tensions et ses angoisses, c’est aussi le cas du chômage, à travers la précarité qu’il implique. Or, ces Kildren ne sont jamais – à nouveau sur le plan strictement métaphorique, voire fantasmagorique – que les parfaits soldats de ces multinationales issues de l’ultra-libéralisme nippon d’après-guerre, celui-là même qui a conduit l’économie japonaise à son effondrement complet en 1989 – avec pour corollaire le chômage et la précarité, surtout pour la jeunesse d’ailleurs, et d’autant plus que la société hautement patriarcale du Japon privilégie toujours les anciens.
Ballotés de petits boulots en petits boulots, suite ou même pendant des études qui ne les mènent à rien de toutes manières, ces jeunes sont comme des troupeaux de bétail qu’on utilise comme on le souhaite et quand on le souhaite, selon les besoins. Main-d’œuvre flexible car peu récalcitrante à accepter n’importe quel travail dans n’importe quelle condition, mais toujours prête à dépenser le peu qu’elle gagne dans les derniers gadgets à la mode pour mieux fuir cette précarité insupportable à travers un divertissement permanent, elle représente l’ultime stade du mouton dont même la misère devient un produit commercialisable à travers un jeu subtil de manipulations mentales. Le lien qu’entretiennent les Kildren de ce roman avec la réalité du Japon actuel se montre en fait assez évident.
À travers un style lent et presque contemplatif parfois, qui illustre à merveille l’état d’esprit du narrateur, ses contradictions et ses excès, dont il est d’ailleurs assez douloureusement conscient, Hiroshi
Mori
nous dresse ici un portrait pour le moins désabusé d’un Japon contemporain parvenu à bout de souffle, dont le bien lourd passé ne parvient plus à constituer une base culturelle solide tant il s’est trouvé détourné par une histoire récente qui l’a conduit à un effacement progressif et tout aussi assurément inéluctable de ses valeurs fondamentales. Il ne faut pas pour autant y voir un cri du cœur pour une époque révolue dont la violence et l’intolérance ne laissent plus aucun doute, mais bel et bien le constat amer et cynique d’une dérive qui a produit un présent sans lendemain.Une nation qui, somme toute, et en dépit de l’illusion de ses succès des années 60 et 70, n’a jamais su s’adapter pleinement à la modernité – ce qui du reste est aussi le cas de beaucoup d’autres…
Adaptations :
The Sky Crawlers, un long-métrage d’animation réalisé par Mamoru Oshii en 2008. Ce film connut lui-même une adaptation en jeu vidéo de combat aérien, The Sky Crawlers: Innocent Aces, développé par l’équipe Project Aces de Namco pour la Wii et sorti au Japon la même année que le film d’Oshii. Ce jeu eut lui aussi sa propre adaptation, sous forme de manga dessiné par Yūho Ueji et sous le même titre.