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Jomy Marcus Shin, jeune citoyen de la colonie d’Ataraxia, voit son jour de l’Éveil approcher. Mais alors que ses souvenirs d’enfance vont disparaître, un jeune homme du nom de Soldier Blue lui vient en aide et empêche l’ordinateur qui dirige ce monde de le transformer en un nouveau-né tout prêt à subir la lobotomie qui fera de lui un mouton de plus. Jomy se retrouve à bord du Lion, un vaisseau spatial dissimulé au tréfonds d’Ataraxia et habité par les Mu, des déviants de la Superior Domination nantis de pouvoirs parapsychiques fabuleux, où Soldier Blue lui révèle qu’il doit devenir son successeur pour mener son peuple vers le monde originel. Vers la Terre…
Ce premier volume de To Terra… se caractérise par un double point de vue. D’abord à travers le regard du jeune Jomy brièvement présenté dans le synopsis ci-dessus en italique : on y découvre un garçon aux capacités intellectuelles bien au-dessus de la moyenne qui nourrit plus que quelques doutes vis-à-vis de cette Superior Domination dont, pourtant, chacun de ses concitoyens semble tout à fait satisfait ; si on craint d’abord une ficelle narrative un peu grosse, on reconnaît vite là cette sensibilité féminine propre aux auteurs de shôjo qui parviennent à camper des personnages originaux, dont le caractère reste le meilleur atout pour s’attirer les bonnes grâces d’une audience peu encline aux scènes d’action.
Jomy luttera pourtant. D’abord pour accepter son jour de l’Éveil puisque celui-ci implique la mort de son moi en quelque sorte, ce qui n’est pas rien ; et ensuite pour accepter que ce destin-là ne soit pas le sien en fin de compte. Sous bien des aspects d’ailleurs, Jomy présente toutes les caractéristiques de l’ « élu » – cet archétype du héros épique qui écope bien malgré lui d’une mission dont il sent bien qu’elle le dépasse mais qu’il devra pourtant remplir : l’avenir des siens en dépend ; reste à déterminer, dans le cas présent, qui sont ces derniers pour Jomy. Car les Mu restent des déviants de la Superior Domination, des proscrits, des parias, des erreurs du système, et toute l’éducation de Jomy le pousse à refuser son appartenance à ce peuple maudit.
Le second point de vue concerne Keith Anyan. Froid et tout entier dévoué à son travail, c’est-à-dire parfaite incarnation de « l’enfant rêvé de la machine », il possède toutes les qualités requises pour atteindre le stade ultime de l’élite qui fera de lui un dirigeant de la Superior Domination, ceux-là même qui restent les seuls autorisés à vivre sur Terre. Mais Keith aussi nourrit des doutes quant au système, et en particulier vis-à-vis de ses origines : car si le jour de l’Éveil efface la mémoire du candidat, il lui reste néanmoins quelques bribes de souvenirs, et surtout d’amitiés d’enfance ; sauf que Keith ne se souvient de rien – absolument rien… Le mystère se verra vite éclairci et, au contraire de Jomy, il raffermira la conviction de Keith dans la Superior Domination et le besoin absolu de la protéger des Mu à n’importe quel prix.
À travers Keith, on découvre la Superior Domination de l’intérieur – au contraire de la première moitié du tome où on en savait que ce que Jomy lui-même savait, c’est-à-dire très peu. La première impression qui s’en dégage est que cette société se montre en fait assez peu inhumaine, du moins comparé à que ce qu’on pouvait attendre d’une civilisation régie par des ordinateurs dont la principale préoccupation consiste à éduquer les citoyens de manière à ce qu’ils ne laissent pas leurs émotions entraver leur jugement. En fin de compte, ces mondes apparaissent assez peu cauchemardesques : l’ordinateur en charge punit à peine et préfère livrer un citoyen fautif à une sorte de séance de psychanalyse pour le délester du stress qui l’a poussé à l’erreur.
Si au départ To Terra… évoque bien sûr un récit à mi-chemin entre Le Meilleur des mondes et À la poursuite des slans, il dépasse assez vite ce stade pour proposer un récit où la frontière entre l’utopie et la dystopie s’avère au final assez floue – et de telle sorte que le lecteur lui-même questionne assez vite le bien-fondé des actes des Mu : si leur statut de victime ne laisse aucun doute, on se prend à penser que la Superior Domination ne les a peut-être pas proscrits pour rien. L’explication finale se montrera pour le moins inattendue et bien assez pleine de sens, mais à ce stade du récit elle reste encore lointaine…
En filigrane, on distingue bien sûr une critique – somme toute assez attendue – de ce modernisme à tout crin qui caractérise le Japon d’après-guerre (1) et dans lequel les valeurs traditionnelles du pays ont subi un très net recul – malaise ici représenté à travers la fantasmagorie de la machine omnipotente qui règle le moindre soubresaut de la vie de chacun dans la Superior Domination. Mais on peut aussi voir dans les Mu une métaphore sur l’excroissance inattendue de cette industrialisation à outrance du Japon : je parle de cette génération d’après-guerre, dont Keiko Takemiya fait partie, qui a montré une adaptation en fin de compte assez surprenante à cet ordre nouveau – notamment à travers un développement, aux accents tout à fait contestataires, de cette culture manga qui trouve justement ses racines dans la fracture historique que représente la défaite de 1945 (2).
Pour son discours ambivalent, qui suscite de nombreuses questions, mais aussi pour sa narration solide, dont le mystère s’épaissit sans cesse, et ses personnages très bien campés, qui laissent présager des interactions complexes, To Terra… s’affirme dès ce premier volume comme une œuvre tout à fait passionnante. Nous aurons l’occasion de voir, dans les chroniques des prochains tomes, que ces espoirs ne se démentiront pas.
(1) Antonia Levi, Samurai from Outer Space: Understanding Japanese Animation (Open Court Publishing Company, 1996, ISBN : 978-0-8126-9332-4), chapitre cinq.
(2) Jean-Marie Bouissou, Du Passé faisons table rase ? Akira ou la Révolution self-service (La Critique Internationale n°7, avril 2000).