Totalement inhumaine développe des idées déjà présentes dans Le successeur de pierre. Ce n’est pas un roman mais un essai qui expose un point de vue par définition non exempt d'une certaine subjectivité.
L’idée développée par Jean-Michel
Truong
est simple :"J’appelle Successeur cette forme de vie nouvelle susceptible de prendre la suite de l’homme comme habitacle de la conscience."
Et paf ! Et vlan ! Et pan dans les dents !
JMT en est convaincu : un jour, viendra la fin du "monopole de la bande des quatre" : C, H, O, N sur "le marché du vivant". Selon lui, la vie se définit en effet avec des critères pouvant être satisfaits par d’autres supports que la matière organique et se reconnaît par "sa seule forme dynamique sans référence à sa matière" .
L’homme ne serait ainsi qu’un support organique qui, pendant une brève période, va servir de vecteur à l’Intelligence avant de passer le relais à un autre vecteur plus performant quand celui-ci sera disponible.
JMT nous rappelle que la caractérisation du vivant est de se reproduire par une méthode de "survie différentielle" d’entités se répliquant (les réplicateurs). Si l’ADN permet cela, d’autres possibilités existent [NDLR: existeraient ?]. De fait, d’autres réplicateurs ayant précédé l’ADN, il est fondé de penser que d’autres lui succèderont. L’évolution continue et à terme - entendez par là : lorsque les conditions de pression, température, etc… auront eu raison de la fragilité de l’organique - seul le minéral restera adapté aux conditions dominantes et avec lui, le Successeur de l’homme.
Si vous êtes pressé, si vous n’aimez pas qu’on vous en dise trop, alors zappez le dialogue ci-dessous aisément repérable par sa couleur grenouillesque.
"- Rien que ça ?
- Ben oui.
- On nous aurait trompés ? On n’est pas les meilleurs et les plus forts ?
- Ben, non.
- N’importe quoi !
- Ben non, parce que le Successeur est déjà né.
- Quand ?
- Lorsque les premiers automates ont remplacé l’homme.
- Mouais…Ben, il me fait pas trop peur alors…
- Mais il a déjà évolué, et l’ "Internet rustique" d’aujourd’hui en est l’embryon mais seulement l’embryon. L’évolution se poursuit via les e-gènes, ces logiciels disséminés partout aujourd’hui, dans ces milliards d’automates, ordinateurs, robots, satellites, radars, téléphones mobiles, appareils ménagers, etc… reliés au Web.
- Des e-gènes ? Ah ! Ah ! Des logiciels vivants ? N’imp’
- Pourquoi ? C’est quoi la vie, selon toi ?
- Ben…
- Reproduction – sélection – mutation – adaptation - évolution. Ca te dit quelque chose ? Et bien sache que les e-gènes satisfont ces critères qui servent à définir la vie. Ce sont des logiciels mais ils sont capables d’échanger, de coopérer et de s’assister mutuellement ou au contraire d’entrer en compétition les uns avec les autres, de supprimer les moins adaptés, de se dupliquer en se modifiant (de muter), …. Ils sont le génome du Successeur.
En outre, contrairement à l’évolution organique qui a mené à l’homme (entre autres), les mutations logicielles se font à la vitesse grand V : celle des calculateurs électroniques.
- Beuh…
- Regarde ! L’embryon du Successeur est là sous nos yeux, encore débile certes mais là quand même, début de conscience balbutiant sur la "lamentable serpillière" qu’est l’Internet d’aujourd’hui mais cet Internet deviendra un jour "un réseau fluide, comme l’air, rapide comme la lumière, dense comme un feutrage" et le Successeur s’épanouira.
Débile ? C’est vrai, le Successeur l’est et le restera encore pendant longtemps mais un "longtemps" qui n’a de sens qu’à l’échelle de temps humaine… si courte… ! Le Successeur n’est pas pressé, il a tout son temps pour nous remplacer. N’a t-il pas fallu des millions d’années entre l’apparition de la vie organique et celle de la vie organique évoluée ?
Intelligent ? Oui le Successeur le sera mais d’une intelligence totalement inhumaine au sens de totalement "autre".
- Bah ! Tu parles d’Intelligence, mais il y a une différence entre Vie et Intelligence !
- Lis ce que dit JMT des travaux de Turing : il dit qu’avec Turing, la façon d’appréhender l’intelligence allait radicalement changer: " Pour donner vie à une intelligence nouvelle, on oublierait l’intelligence pour ne s’intéresser qu’à la vie. L’intelligence viendrait de surcroît" . Et de citer les travaux de Minsky statuant que l’intelligence peut émerger d’une activité collective menée par de petites entités pourtant individuellement dépourvues d’intelligence.
- Foutaises que tout cela !
- Ah ! Pourquoi ?
- L’humanité ne se laissera pas faire !
- Ah! De ce côté, pas de problème pour le Successeur ! Mèmes et e-gènes s’épaulent mutuellement.
- Des mèmes ?
- Oui ! Les fameux mèmes que Dawkins définit comme "un ensemble particulier d’idées auxquelles la communauté souscrit à un moment donné". Le mème lui aussi vit sa vie. Il se réplique et évolue. Celui de la mondialisation n’est pas le moindre. Les Imbus se chargent de sa survie : en cela, ils aident beaucoup le Successeur.
- Les Imbus ?
- Oui ! Les Imbus, cette "caste inconsciente de son aliénation" servant la propagation des mèmes favorables au Successeur (Hayek en son temps et Gates aujourd’hui sont de beaux exemples d’Imbus). Les autres, ceux qui ne sont pas les Imbus, constituent le Cheptel. Pour le Cheptel, les Imbus ont un projet : "une stabulation à visage humain".
- !!!...
- Alors ? Cheptel ou Imbus ? Choisis ton camp, Kamarad et n’oublie pas : là, c’est clair, la machine ne sert plus l’homme (Au revoir le Daneel d' Asimov ! ;’-( …), elle ne le prolonge pas, elle ne fusionne pas avec (Au revoir transhumanisme et cyberpunk), elle ne lui offre pas l’immortalité en devenant le réceptacle de sa duplication (Au revoir Egan), elle le remplace, point barre parce que l’homme a fait son temps et que l’Intelligence a trouvé mieux comme support."
Tudieu ! Quel essai et quelle érudition ! Le bouquin est parsemé d’une quantité impressionnante de notes de bas de page et de références. On remarquera ainsi que JMT cite fréquemment Nietzsche et Teilhard de Chardin pour étayer ses propos. On ne passera pas non plus à côté de son hostilité affichée à l'égard de Hayek.
Comme d'habitude, cet auteur nous malmène, nous trouble et anticipe nos objections. Visiblement, il est convaincu de ce qu'il nous dit. Quant à vous, que vous le soyez ou non, autant vous prévenir tout de suite: après la lecture de ce livre, il serait étonnant que vous arriviez encore à vous rassurer en vous disant que l’homme dominera toujours la machine parce qu’il reste, en permanence, libre de "débrancher la prise". ;D
Parsemé de traits d’humour lucides voire cyniques, simplement mais remarquablement écrit (n’en déplaise aux éternels détracteurs de la prose