Une fille comme les autres, est le deuxième roman que je lis de Jack Kechum. J’avais lu son roman gore, réédité chez Bragelonne. Une œuvre viscérale, un pur concentré d’horreur, où le grand-guignol et l’écriture expéditive permettent, heureusement, de relativiser les atrocités. Alors qu’Une fille comme les autres est donc un roman sensiblement plus long, et plus lent.
Mais commençons par le commencement, la préface.
Stephen King est un écrivain fort justement reconnu. Mais aussi un homme qui peut avoir des goûts exquis. Il a beaucoup fait pour défendre le premier recueil de nouvelles de Dennis Etchison (je ne sais plus dans quel ordre, mais un éditeur a fait faillite, et l’autre a vu son entrepôt partir en fumée, chacun juste avant la sortie de Domaines de la nuit). De plus, il n’a jamais caché son admiration pour Romero ou Jim Thompson (au cinéma, ses romans donneront notamment Série noire ou Coup de torchon, excusez du peu). Bref, quand il préface un livre et qu’il en dit le plus grand bien, on ne peut que s’attendre à passer un bon moment. C’est d’ailleurs avec joie que je le vois étriller le très surfait Brett Easton Ellis, et son archi-surestimé, ce soufflé, cette montgolfière littéraire qu’est American psycho. Il suffit de le comparer au Corps exquis de Poppy Z Brite pour les tueurs en série, ou Une ordure d’Irvine Welsh, pour la peinture d’un salaud abject, dont Welsh tire son chef-d’œuvre.
King a donc aimé, et beaucoup. Son analyse de l’œuvre, et de ses qualités est d’une belle finesse.
Première moitié : du Mark Twain ou du King, au choix
Le roman commence comme du pur Stephen King. Dans sa préface, il compare cette première moitié du roman à du Mark Twain : ne connaissant que les dessins animés tirés de son œuvre, je suis bien en peine de me faire un avis. Un homme qui a déjà pas mal vécu (une vie opulente, plusieurs mariages), replonge dans ses souvenirs de jeunesse, et se décide à les coucher sur le papier. Nous sommes dans l’Amérique des années 50 : celle des banlieues suburbaines blanches, une Amérique conservatrice et nataliste, où il est normal d’être marié et d’avoir des enfants, où les femmes sont au foyer et les maris au travail, pour faire vivre la famille. Où une femme battue est juste une question de malchance : c’est tombé sur elle, la pauvre. Où les ados lisent en cachette Playboy, aiment Elvis et le rock, et que les désirs de leur libido naissante commencent à les tarauder. Sodas, sandwichs au beurre de cacahuète… Bref, l’Amérique quotidienne, mais aussi l’Amérique étouffante et corsetée d’avant Woodstock et la contre-culture.
Un ado, perché sur un rocher au milieu d’une rivière froide, dardé par un soleil de plomb, attrape des écrevisses dans une boite en fer. Quand il voit arriver sur la rive la plus belle qu’il ait jamais vu. Voilà pour la scène inaugurale avec Meg, la clé de voute du roman. Meg et sa sœur sont les seules survivantes de l’accident de voiture qui a tué leurs parents. Elles sont prises en charge par une tante, plaquée par son mari, avec déjà trois enfants à charge.
La première moitié décrit la naissance de la relation amicale entre le narrateur et Meg, teintée de séduction. C’est un choix important que fait
Ketchum
: offrir un regard extérieur, puisque le narrateur ne fait pas partie de la famille de Meg. Il est un voisin, et un ami des enfants de la famille. Nous ne saurons donc pas tout, et c’est heureux.La seconde moitié du roman nous permet de basculer dans l’horreur pure.
Meg devient petit à petit le souffre-douleur de sa famille d’adoption. Séquestrée dans l’abri anti-atomique (bah oui, ce sont les années 50) au fond de la cave, l’horreur se déchainera crescendo, sous la supervision de sa mère adoptive. D’abord ligotée puis battue, les sévices vont monter en horreur selon un imparable crescendo. Si elle essaie d’abord de tenir tête, d’afficher une fierté comme un défi à ses bourreaux, elle tombe vite dans la résignation. Une résignation qui va aussi, un temps, frapper ses bourreaux. Rien de plus lassant que les mêmes sévices. Il faudra donc aller plus loin, chercher de nouvelles choses, pour renouveler le seul intérêt qui est porté à Meg.
Et c’est la montée progressive dans la cruauté et la barbarie.
Jusqu’à l’horreur ultime, qui ne fait que quelques lignes, parce que le narrateur se refuse à la décrire. Mais il en dit assez pour vous laisser imaginer. Pour vous donner la nausée, vous mettre les larmes aux yeux, le cœur au bord des lèvres.
Et c’est là que
Ketchum
est fort, très fort. Génial, même.Car une accumulation d’horreurs peut vite lasser le lecteur, ou bien faire basculer le lecteur dans la déréalisation. C’est le cas avec le premier roman de
Ketchum
, où l’horreur vire au grand-guignol déréalisateur et drôle.Mais pas ici.
Ici,
Ketchum
, en génie de l’horreur, vous prend en tenaille entre l’empathie, qui vous ne pouvez qu’éprouver pour Meg, et la frontière de la déréalisation. Il pousse l’empathie au maximum, et s’arrête toujours à la frontière de la déréalisation.Le lecteur se retrouve donc confronté non à de l’horreur, mais à du sadisme, à de la barbarie, mais aussi à la lâcheté.
Car le narrateur, seul espoir de Meg, tarde à lui venir en aide.
Alors qu’il sait où habite le shérif. Il lui suffisait de faire un saut, pour mettre fin au calvaire de Meg. Mais il ne le fera pas. Il assiste aux sévices, mais n’y participe pas. A équidistance du bien et du mal, il est incapable de faire le bon geste, au bon moment.
Horreur versus cruauté
Si le décor qui rappelle Né de l’homme et de la femme, et beaucoup d’autres nouvelles de Matheson, nous ne sommes plus à la même époque.
Matheson joue en virtuose de l’angoisse, et aime souvent à vous cueillir avec une chute, notamment à ses débuts.
Avec
Ketchum
, nous sommes quelques décennies après, et il s’inscrit pleinement dans le spatterpunk. Autrement dit, l’horreur explicite.Le dosage est subtil et
Ketchum
se révèle un maitre en la matière. Pas d’hectolitres d’hémoglobine, de tripes fumantes ou quoi que ce soit d’autre. Nous sommes dans une logique proche d’Ecken et de son Enfer clos. Celle d’une macération du ressentiment, qui bascule dans l’horreur, et surtout de la cruauté. Les zombies de Romero sont dépourvus de tout libre-arbitre, et s’inscrivent dans un quotidien en voie de bouleversement (film inaugural) qui bascule définitivement dans le deux films suivants de la trilogie originelle. Contrairement aux personnages deKetchum
, qui eux s’inscrivent dans un quotidien des plus banals, et sont dotés d’un libre-arbitre total. Ils sont conscients de ce qu’ils font, et le font sciemment.C’est ce qui rend ce roman particulièrement glaçant, et même atroce.
J’ai eu beaucoup de mal à continuer ma lecture. Ce que je lisais me bouleversait, j’avais envie d’abandonner, mais rien à faire. Je devais continuer à lire, malgré le crescendo des horreurs, et l’amenuisement constant d’une possible fin optimiste. Parce que
Ketchum
vous attrape par l’empathie. Il vous effraie, vous montre la noirceur de l’âme humaine, mais aussi son ambivalence. Meg devient vite un simple corps, un punching ball sur lequel ses bourreaux passent leurs frustrations. Mais aussi un être bouleversant, capable de redonner au lecteur foi en l’humanité, par sa résilience et son opiniâtreté, sa persévérance bouleversante à garder la tête haute, malgré tout.Malgré ses bourreaux.
Ces bourreaux qui ne sont même pas de mauvais bougres, encore moins des psychopathes asociaux, des Ted Bundy en puissance.
Non, ils sont juste une de ces familles comme tant d’autres, au quotidien tout aussi banal. Ils ne sont pas assaillis de pulsions irrépressibles, comme un tueur en série. Ils ne sont pas ostracisés comme la fratrie maudite d’Ecken. Ils n’ont rien de formidable (dans tous les sens du mot, y compris le plus désuet), qui pourrait rassurer le lecteur, en l’aidant à se détacher de ces monstres en les retranchant de l’humanité.
Et c’est en cela que le roman est atroce.
En encrant le mal dans la banalité absolue d’une petite ville où tout le monde se connait, où personne ne veut rien savoir, où les enfants doivent obéir à leurs parents, parce qu’ils ont toujours raison..
Une fille comme les autres est une œuvre extrême, et en cela, je ne suis pas sûr que tout le monde puisse lire ce livre jusqu’au bout.
C’est même un livre que j’hésite à conseiller, que je ne recommanderais pas à tout le monde. Sa lecture est une expérience extrême, une sorte de curieuse fusion entre Ballard (le basculement progressif dans la folie) et Tobe Hooper.
Mais c’est une expérience à tenter : il montre le pouvoir de la littérature, le pouvoir de renverser le lecteur, de mettre son cœur en charpie, de le bouleverser à la manière de Baudelaire, égérie du splatterpunk. Ou comment dire la beauté d’une charogne, comment aveugler et éblouir par la noirceur.
Cette critique est dédiée à la mémoire de Jack