(allez je prends le « risque » de re-tenter une chronique sur une Bd d’Alan Moore, quitte à se mettre dans la posture du « spécialiste » de Moore que je ne suis pas du tout, quitte à me prendre des volées de bois verts ou des jets de tomates pourrites par les vrais spécialistes qui s’étripent sur le forum pour vanter ou conspuer le film éponyme ; cette chronique n’est que l’humble avis d’un lecteur de la Bd, loin des polémiques, contreverses, anecdotes sur la personnalité extraordinaire et complexe du sorcier Alan Moore, sur lequel je ne sais pas grand chose – dernière précision enfin, je n’ai pas vu le film et je ne pense pas y aller – comme je n’ai pas vu « From Hell » ou « la Ligue des Gentlemen extraordinaires », films pitoyables empruntant la trame des scénarii de Moore)
Peu de temps après avoir découvert les Watchmen (dans les années 90), je tente « V pour Vendetta » et à mon grand regret, je n’accroche pas (j’étais trop immature bédéistiquement ?) : dessin complexe, personnages difficiles à identifier, atmosphère noire, couleurs pastels assez « angoissantes » et faut bien l’avouer, histoire ardue : L’Angleterre en 1997 (le futur proche à l’époque), après un conflit aussi terrible qu’esquissé, Londres est tombée aux mains d’un pouvoir fasciste qui règne par la terreur de ses services secrets : « l’œil » observe, « la main » agit, « la tête » dirige, etc. Un terroriste masqué se met à plastiquer la ville et à assassiner les dirigeants du pouvoir fasciste. Terroriste ambigu et mystérieux dont on apprend vite qu’il est rescapé d’un des camps de la mort du pouvoir en place. L’histoire résumée s’avère donc assez « classique », presque une banale histoire de « super-héros » (et c’est probablement ce qu’en a retenu le film) ; mais l’histoire ne vaut que par son traitement graphique, une histoire qui ne peut exister QUE sous la forme de la Bande Dessinée.
Ma rencontre avec cette BD gigantesque ne date finalement que de quelques semaines : je me décide enfin à le lire malgré mon rejet initial. Pour bien me rendre compte de mon erreur : « V pour vendetta » est sous ses allures de comics d’autrefois, une grande Bd contemporaine. On a dit que Moore n’était pas attaché au travail de ses dessinateurs, qu’il les considérait comme des tâcherons ; je crois plutôt que le choix de ses dessinateurs correspond très précisément au langage qu’il veut emprunter pour son œuvre : c’est à dire qu’il choisit un dessin pour ce qu’il a à dire, et pas pour mettre des bôs dessins dedans (comme on aime bien faire chez nous). Amoureux incontesté des comics de série Z (on pensera à des titres évocateurs en France comme Akim, Mustang, ou Mandrake dont je parierai qu’il tient une place importante dans l’imaginaire de l’auteur de « V… », mais en fait, je n’en sais rien), c’est un style graphique inspiré de ces séries qu’il demande à David Lloyd, mais noirci, grinçant : et le dessin sert à merveille la description d’un monde soumis au fascisme (qui nous rappelle instinctivement le monde des noires années 30-40, et de ses Bds bon marché) ; il sert à merveille également le portrait de ce V, héros d’opérette, acteur de théâtre populaire, masque au sourire figé. Fantomas, Mandrake, Arlequin, Batman, V est une figure, un symbole, un signe, une lettre dans ce qu’elle a de plus graphique, un dessin : le dessin d’un sourire, V. Tout est dans le titre finalement : « V pour Vendetta », une BD description d’une figure de la Résistance, de la Lutte, contre le fascisme, contre l’intolérance (« V… » est aussi un plaidoyer pour la cause homosexuelle), contre le racisme ; écrite dans les années les plus dures du Tatcherisme, et des attentats de l’IRA. Un portrait du Résistant, avec ses parts d’ombre, ses devoirs, et surtout son initiation (la « cérémonie magique de l’initiation » est le thème principal de l’œuvre de Moore – allez lire « From Hell » !). C’est ça la Bd pour Alan Moore, une formule magique vers d’autres mondes enfouis : une écriture magique qui permet de jouer avec des symboles, conscients et inconscients, des signes, des dessins, des lettres dans ce qu’elles ont de plus basiquement et originellement graphique, pour aller fouiller aux plus profonds tréfonds de la mémoire, les grands mythes de l’humanité. De quelle mémoire remonte ce héros dessiné de V ? Ce que les mots ne peuvent exprimer ou faire remonter, les dessins le peuvent. Je ne peux pas dire qui est V mais je le connais car je le reconnais au fin fond de ma mémoire la plus archaïque et la plus bestiale : c’est un mythe révélé par le shaman Moore.