Tuttle
.Depuis Compagnon de nuit, publié voici 10 ans par Jacques Chambon, plus rien. Et pourtant, quel livre ! Le seul roman en français pleinement abouti, totalement convaincant et surtout au moins aussi profondément déstabilisant que ses meilleures nouvelles. Le seul de ses romans traduits où l'on retrouve l'une des marques de Lisa
Tuttle
: une fin affutée au scalpel.Car il faut bien dire qu'hormis le sympathique Gabriel, qui vaut surtout pour son ancrage dans la Nouvelle-Orléans, les romans de
Tuttle
n'étaient guère convaincants. Même son bouquin de sf écrit avec Martin m'avait laissé plutôt froid. Par contre, ses nouvelles, c'est franchement une autre paire de manches.Auteur le plus publié dans les Territoires de l'inquiétude, avec en sus deux recueils particulièrement inoubliables en Présence du fantastique,
Tuttle
avait tout pour réussir.Sauf que la nouvelle fantastique, genre dans lequel elle excelle... c'est vraiment pas facile à vendre : même Stephen King le reconnaît (et défend mordicus les plaisirs de lire et d'écrire des nouvelles ; celui-là semblant être particulièrement une affaire d'initiés, bien qu'aucune cooptation ne soit nécessaire, mais allez comprendre).
Et c'est donc avec ce fort bel objet que nous revient la grande dame, ex-Mme Priest pour le carnet mondain. Voyez donc cette superbe illustration de couverture (tout de même autre chose qu'une certaine collection qui de toute façon ne publie pas de fantastique, et a même choisi de revenir peu ou prou à la maquette originelle métallisée).
A l'intérieur, 6 nouvelles choisies et traduites par Mélanie
Fazi
, qui brossent sur près d'un quart de siècle un bel aperçu de la carrière de la dame.Entre les deux : une préface de Mélanie
Fazi
, qui revient sur l'influence décisive qu'a eu LisaTuttle
sur la jeune adolescente, qui s'éveillait au fantastique avec les Territoires de l'inquiétude. Une sorte de confession mi-intime mi-littéraire à la Stephen King, qui est aussi un beau plaidoyer pour la nouvelle fantastique.Le recueil s'ouvre donc avec un texte récent, Rêves captifs, qui date de 2007. L'histoire d'une jeune fille enlevée, séquestrée et abusée qui a eu la chance de pouvoir fuir son bourreau. On comprend qu'après une telle épreuve, ses souvenirs soient parfois confus, notamment celui de sa fuite. Mais qu'importe ? Elle a réussi à se reconstruire une vie, et est devenue une étudiante comme les autres, jusqu'au jour fatidique. Le jour où entrée dans une supérette pour s'acheter un soda, elle reconnaît son agresseur. Ou du moins croit le reconnaître, car c'est là le grand talent de Lisa
Tuttle
: tout se décompose complètement jusqu'à la fin, brutale et pourtant si évidente... a posteriori. Un texte beaucoup plus noir que fantastique, délicatement pervers (jouer ainsi avec les nerfs du lecteur, n'est-ce donc point de la perversion?) qui ouvre magistralement le recueil.Vient ensuite L'heure en plus (1997), assurément le plus priestien du recueil (en l'occurrence La fontaine pétrifiante, excusez du peu). Comme souvent, le héros est une héroïne, une prof qui vit en couple et en famille : mari, enfants, boulot et tâches ménagères attenantes : allez donc trouver dans cet emploi du temps bien rempli le temps de vous consacrer à votre carrière d'écrivain ! C'est pourtant ce que tente malgré tout de faire notre héroïne, et sa carrière d'auteur s'en ressent pleinement. Il ne lui suffirait de rien d'autre qu'une petite heure en plus pour pouvoir vraiment trouver le temps de se plonger dans l'écriture, mais les journées ne font pas 25 mais 24 heures hélas ! Le miracle cependant se produit : une porte apparaît et ouvre sur une pièce inconnue mais parfaite : murs couverts de livres, une superbe vue sur un paysage désert, une table où écrire, du thé avec des biscuits, et surtout un calme parfait. Cerise sur le gâteau, le temps écoulé dans cette pièce mystérieuse s'écoule beaucoup plus lentement. A travers ce clin d'oeil à Langevin, c'est surtout une façon pour Lisa
Tuttle
de traiter à sa façon le thème rebattu des univers parallèles et des réalités discordantes, un peu à la façon de l'excellent Corridor d'Anne Duguel, qui opte lui pour une optique plus dickienne.Le remède est le seul texte clairement estampillé sf du recueil, mais aussi le plus ancien (1984). Là encore, nous avons des personnages féminins, en l'occurrence un couple de lesbiennes qui vont avoir un enfant (en 1984 : thème assez avancé, pour ne pas dire audacieux). Le thème n'est pas la maternité ou l'évolution de la gestation : ce serait trop facile. C'est plutôt du coté de Samuel Delany et de son superbe Babel 17 qu'il faut aller voir. Le thème de cette nouvelle, assez marquée par les théories linguistiques de Chomsky, voit le langage comme une maladie dont on pourrait se guérir. Les implications d'une telle idée, qu'explore la nouvelle, font absolument froid dans le dos et ne sont pas sans rappeler les pages les plus angoissantes des Hommes sans futur de Pelot : qu'est-ce que serait une humanité qui aurait aboli tout langage ? On savait notamment avec Orwell que le totalitarisme dévoyait le langage de diverses façons, mais qu'il en avait besoin. Chez
Tuttle
, nous ne sommes plus dans une tragédie collective, sa dystopie (au sens pleinement étymologique du mot) est plutôt intimiste, et reste dans le cadre du cercle familial : imaginez ce que seraient vos relations avec vos proches si vous ne communiquiez pas ! Unique incursion dans la sf donc, et grande réussite. Ca vous fera au moins une occasion de lire le recueil : il y a de la sf !Vient ensuite la quatrième nouvelle du recueil : Ma pathologie. Du grand art, un véritable kaléidoscope des obsessions et des thèmes de Lisa
Tuttle
: le couple, la maternité, le corps. A cela s'ajoute un virage plutôt paranormal à travers les fumisteries du paranormal, en l'occurrence l'alchimie. Entre cancer et pierre philosophale, ce texte rivalise sans peine avec ce chef-d'oeuvre qu'est Compagnon de nuit, dont il serait l'équivalent en nouvelle. Un bijou à qui ce bel écrin sied on ne peut mieux. Nous avons là de très loin le meilleur texte du recueil : inoubliable !Le texte suivant, Mezzo-tinto est le plus faible du recueil, se retrouve donc pénalisé d'être placé juste après le meilleur texte du recueil. Loin d'être mauvais, c'est un texte de commande, qui rend hommage à une nouvelle publiée voici plus d'un siècle. Ce genre d'exercice m'a toujours assez peu convaincu. Et même si un auteur de la trempe de Lisa
Tuttle
ne se prend pas les pieds dans le tapis, il faut bien dire que cette histoire de tableau me convainc bien moins que la nouvelle de Daniel Walther inspirée par La mer de glaces de Caspar Friedrich. Chez Walther il est vrai, point de commande : juste l'imagination débridée d'un des meilleurs -mais des plus inégaux- nouvellistes français.Vient ensuite la dernière nouvelle, La fiancée du dragon. J'avoue que vu le titre, et sachant qu'elle fut publiée dans une antho dirigée par George R. R. Martin, j'avais toutes les raisons de m'attendre à ce que cette novella (avec ses 60 pages, ce texte est le plus long) soit le mal incarné, c'est à dire de... la... FANTAZYEUH !!!!!!!
Heureusement, il n'en est absolument rien.
Comme souvent chez
Tuttle
, nous retrouvons ici l'histoire charnelle et sensuelle d'un couple. Une jeune fille doit en effet retourner chez sa tante en Angleterre. Elle n'y est allée qu'une seule fois, et n'en garde vraiment pas un bon souvenir. C'est donc par hasard qu'elle fait la connaissance d'un type plus sympa et avenant que vraiment séduisant, mais bon. Par une suite d'imprévus, ils se retrouvent chez lui et deviennent amant. Jusqu'à ce que l'héroïne n'apprenne que sa tante est passé ad patres, et qu'elle doit se rendre chez elle pour régler les questions d'héritage. De tous les textes, celui-ci est probablement le plus sensuel et, malgré une fin sans grande surprise (il est vrai qu'il date des années 80, l'auteur était alors débutante) mais efficace à souhait, il clôt à grand regret la partie fictionnelle du recueil.Vient ensuite un entretien entre Mélanie
Fazi
et LisaTuttle
: les deux femmes se connaissent, Lisa apprécie même Mélanie (en même temps, toute personne l'ayant lu peut difficilement éviter d'être sous le charme). L'entretien est passionnant sur l'évolution -hélas inédite en français- de la carrière deTuttle
, évolution particulièrement fructueuse. Même siTuttle
parle d'une rupture dans son œuvre, j'avoue qu'à lire les nouvelles les plus récentes publiées dans ce recueil, je ne la ressens pas vraiment, ou en tous cas pas aussi nettement que chez cette autre grande dame qu'est Poppy Z Brite : je ressens nettement la différence entre Le corps exquis et Alcool ! Seul petit bémol, on aurait aimé qu'une question au moins soit posée sur le choix du recueil.Inutile d'en rajouter plus : ce recueil est une merveille qu'on ne saurait rater. Et si vous ne lisez pas de nouvelles, ni de fantastique, voir pas de nouvelles fantastiques, lisez donc ce livre (et tannez votre libraire, remuez ciel et terre pour le trouver car il est peu distribué), car vous verrez à quel point :
1 – la nouvelle fantastique est un genre à part entière, dont vous avez ici un superbe échantillon
2 – que Lisa
Tuttle
est un auteur de premier plan, qu'il est plus que jamais temps de (re)découvrir : le présent ouvrage est parfait pour cela3 – parce que cette publication rattrape un outil injuste, et vérifie aisément la loi de Sturgeon vis-à-vis de qui se publie en France.