|
Eh oui, le génie à qui nous devons La séparation, L'archipel du rêve et La fontaine pétrifiante...
Voici l'article intégral :
Le couple star de la SF britannique vit sur une île en Ecosse : on leur a rendu visite
Jacob, Didier
Sur leur île mystérieuse, loin de tout, Christopher Priest et Nina Allan imaginent le futur de l'humanité. Reportage.
Si vous vous rendez un jour à Bute (prononcez Bioute), et si vous vous cassez la jambe en descendant du ferry, n'allez pas sonner chez le chirurgien. Il a déserté l'île. L'ancienne salle d'attente, située à l'entresol d'une petite maison bleu lavande, sert maintenant de bureau à l'un des meilleurs écrivains de science-fiction en activité.
Sur de vastes rayonnages, il a substitué à la bibliothèque médicale vingt volumes de George Orwell, écrivain fétiche, le meilleur de Graham Greene et tout H. G. Wells. Dans la pièce à côté, où l'on a raccommodé combien d'arcades sourcilières (le tempérament sanguin des autochtones n'est plus à vanter), et où une plaque lumineuse signale encore la présence de l'ancien bloc opératoire, Christopher Priest entrepose ses archives.
Fantasy, Fantastique, SF... mais pourquoi la France a-t-elle un problème avec l'imaginaire ?
Le comique de la chose est que, pour habiter chez l'un d'eux, il fuit les médecins. Alors qu'il se trouvait en résidence d'écriture à Paris, il y a un mois, à l'invitation de la Maison de la Poésie, son pied a cessé de fonctionner et, quoique persuadé qu'il venait d'avoir un AVC, il n'a consulté un docteur que de retour chez lui, deux semaines plus tard. Pour éviter de penser aux funestes conséquences d'une lésion cérébrale, tout ce qu'il a trouvé, c'était d'écrire un texte sur la mort.
Il y développe l'idée qu'on ne meurt pas, hop, d'un coup d'un seul, mais qu'on passe d'abord par une antichambre, une salle d'attente semblable à celle où il travaille, et où l'on peut demeurer des jours ou des années, sans s'en apercevoir, avant le dernier souffle. Priest vit avec deux chats et une femme, qui se trouve être aussi l'une des meilleures romancières de science-fiction en exercice. En somme, ce n'est pas une maison. C'est un podium.
Christopher Priest bien accompagné, dans son bureau sur l'île de Bute
(c) Mary Turner pour "L'Obs"
Christopher Priest et Nina Allan contre le Brexit
Mais quelle mouche a donc piqué ces deux écrivains, qui vivent en couple depuis plusieurs années, pour ainsi élire domicile dans une île écossaise, loin de la civilisation ? Car, d'écossais, Priest n'a que le motif de la chemise. Quant à Nina Allan, elle est anglaise jusqu'au bout des ongles.
Elle a habité à Hastings, et dans le Devon. C'est la crainte de se retrouver coincée dans la campagne anglaise (elle ne conduit pas, lui si) qui l'a fait songer à chercher ailleurs. Le Brexit a fait le reste. Fervents adversaires de la sortie de l'Union européenne, Nina Allan se souvient avoir pleuré en apprenant le résultat. Aussitôt, leur décision est prise: ils quitteront l'Angleterre pour l'Ecosse, restée fidèle à l'Europe.
Nina Allan : quelle horreur, quel bonheur
Reste à trouver leur île. Pas trop au nord, si possible, où la lumière se raréfie si tôt, et où les vents appellent, dès le matin, la rasade de whisky. Pourquoi pas Bute ? C'était, autrefois, le Deauville des gens de Glasgow. Ils y venaient pour le week-end, construisant des maisons victoriennes sur le bord de la Clyde.
Puis, si l'on en croit le chauffeur de taxi local, ils (les gens) ont préféré s'ensoleiller en Espagne, en Grèce, que sais-je. Ce fut le commencement de la fin, précipité par le départ de la Navy, qui avait installé une base à Bute, et y entraînait pendant la guerre ses officiers à envoyer par le fond, dans des sous-marins de poche, les destroyers d'Adolf. L'hôtel Kyles Hydro Hotel, immense bâtiment surplombant la baie qui hébergea un temps le mess des officiers, fut abandonné, puis rasé.
Dommage, il aurait fait un parfait château hanté. Mais les fantômes agitent leurs chaînes sur d'autres îles. En somme, on s'ennuierait presque à contempler toutes ces montagnes. Et le ferry, que Nina Allan aperçoit de son bureau (on dirait même, tant le quai paraît proche, que le bateau va rentrer dans la pièce) effectue ses rotations sans jamais une minute de retard. Ah si, tout de même, une main courante à la police. Mais cette signature, on la connaît : c'est celle de Christopher Priest, qui a égaré son téléphone portable.
Que s'est-il réellement passé le 11-Septembre ?
Priest est l'auteur de plus d'une vingtaine de livres, certains complètement barrés. Dans «le Prestige», son grand classique, deux magiciens rivaux parviennent à maîtriser l'art de la téléportation, tandis que, dans «la Machine à explorer l'espace», les deux protagonistes, Edward et Amelia, se rendent sur la planète Mars avant que les petits hommes verts du roman de H. G. Wells, «la Guerre des mondes», ne réussissent à envahir la nôtre. Un cas aggravé de fiction dans la fiction qu'aurait pu, s'il occupait encore les lieux, soigner l'ancien propriétaire.
Le dernier roman de Christopher, «Conséquences d'une disparition» (quel esprit mal intentionné a détourné, pour l'édition française, le titre original « An American Story » ?), revient sur les attentats du 11-Septembre. Journaliste, Ben Matson perd sa mystérieuse amie Lilian dans le crash du vol 77 d'American Airlines - l'avion qui s'est écrasé sur le bâtiment du Pentagone. Dix-sept ans plus tard, la disparition de Lilian le hante encore, ainsi que les nombreuses approximations qui truffent le rapport officiel. Que s'est-il réellement passé ?
Le 11-Septembre par Sansal, Franzen, Lanzmann, Mabanckou et quelques autres
Comme Priest l'a fait lui-même, Ben passe des heures sur internet, étudiant photos, récits de témoins, articles de journaux sans parvenir à connaître la vérité. « Il est impossible, explique Priest, que les tours soient tombées sous l'effet du choc provoqué par le crash des deux avions. Quant à celui du troisième, il est, si l'on s'en tient aux arguments officiels, totalement inexplicable. »
S'il se refuse à verser dans les théories complotistes, Priest s'interroge cependant sur l'étrange silence qui entoure la parution de son roman.
J'avais choisi ce sujet en me disant que ce serait mon livre le plus commercial. Mais, en fait, personne n'en parle. D'ailleurs, depuis le 10e anniversaire du 11-Septembre, aucun livre n'est paru sur le sujet. J'ai eu, dans la presse, un article en tout et pour tout. Le "Guardian" avait commandé un compte-rendu de mon livre mais ne l'a jamais passé. Mon livre n'a pas d'éditeur aux Etats-Unis. La plus grand chaîne de librairie anglaise, Waterstones, ne le distribue pas. J'ai fait un carton en signant le livre chez eux. La librairie était pleine. Mais depuis, il est introuvable. Bizarre, non ? Quand un livre marche, est-ce que le premier réflexe d'un libraire n'est pas de réapprovisionner ?
"J'ai toujours aimé les films d'horreur"
Contrairement à Christopher, Nina Allan est du matin. Entre 10 heures et 16 heures, c'est, pour elle, la meilleure fenêtre de tir. C'est à ce moment que son monde intérieur ouvre le plus grand sa gueule, et l'absorbe entièrement, avant de la recracher, le soir, sur le canapé du salon. Elle a étudié le russe, écrit sa thèse sur Nabokov, travaillé comme libraire à Londres.
En ce moment, Nina Allan écrit un roman noir avec l'île en toile de fond
(c) Mary Turner pour "L'Obs"
Les livres sont, depuis petite, son épuisante passion. Nina Allan a appris à écrire dans une voiture. Ses parents, qui n'étaient pas érudits (mère infirmière, père représentant) lisaient tout ce qui leur passait sous la main et, lorsqu'ils partaient en voyage, emmenaient un carton de bouquins, où Nina piochait au hasard, à l'arrière de la voiture. «J'ai toujours eu, explique-t-elle dans le salon donnant sur le port, la faculté de prendre du recul et d'analyser la situation. Quand j'avais 6 ou 7 ans, j'étais déjà passionnée par les motivations des gens. Ce qui me fascinait, c'était la variété des points de vue. C'est toujours le cas quand j'écris. La réalité n'est jamais simple. Le réel n'est pas univoque.»
La science-fiction, un truc de garçons ?
Une phrase qu'on pourrait entendre à l'entresol, dans la bouche de Christopher Priest. Dans le passionnant «Conséquences d'une disparition», il raconte comment la perception d'un événement traumatique (le 11-Septembre) finit par tordre la réalité elle-même, comme si l'effondrement des deux tours n'était qu'une perception parmi d'autres. Christopher Priest est un champion de la construction (dixit Nina Allan) et, pour beaucoup d'aficionados dans le monde, un véritable gourou.
Et Nina ? Elle travaille à un roman noir situé sur l'île de Bute, et dit nourrir une coupable passion pour les films d'horreur. Alors que Christopher fonce dans sa Volkswagen Golf pour attraper le ferry où nous attend Anne Charnock (voir encadré), signalant au passage la maison de campagne de feu sir Richard Attenborough (le réalisateur de «Gandhi») sur la gauche, Nina raconte comment est né son goût pour «les émissions de merde à la télé ».
«J'ai commencé à regardé "Docteur Who" quand j'avais 6 ans, et j'étais absolument convaincue que la série avait été réalisée pour moi. » Elle ajoute :
J'ai toujours aimé les films d'horreur, depuis très petite. Ils sont si mauvais que ça me détend. Ce sont toujours les mêmes histoires. Ce qui m'intéresse, ce sont les vingt premières minutes, avec l'installation de la situation. Ensuite, c'est toujours pareil.
Elle a publié deux romans et plusieurs recueils de nouvelles. Histoires de monstre qui rôde («Stardust»), de lévriers génétiquement modifiés («la Course»), de fille qui disparaît sur une autre planète («The Rift», à paraître en France chez Tristram). Quand elle voit un truc marrant sur internet, elle envoie un mail à Christopher, deux étages en dessous, qui répond d'un : « Oh God ! », auquel elle va sans doute répliquer: «Tu te rends compte ? ? ?» Etc.
Sexe, drogues et terreurs nocturnes : quand Stephen King se confiait à "Playboy"
Comme Christopher Priest, occupé à écrire un roman sur des magiciens à Paris pendant la période des Années folles, elle est passionnée par le surnaturel. Mais, contrairement à Nina, qui parvient à se téléporter en quelques nanosecondes dans son dangereux monde intérieur, Priest, dans sa salle d'opération, doit d'abord tourner en rond. C'est bon signe. C'est en train de venir. Il répond au courrier, monte faire un thé, prend des notes pour un scénario.
Il a toujours été passionné par le cinéma (il a novélisé le film de David Cronenberg « Existenz », et l'un de ses romans, «le Prestige» a été adapté par Christopher Nolan, ce qui lui a permis de rembourser pas mal de dettes et de vivre un peu plus confortablement). Il ouvre un livre, lit le journal. Mon Dieu, comme c'est long, une journée d'écrivain. La voici passée. Il la conclura en noircissant quelques pages, avant d'aller dormir. Au fait, pendant que monsieur tire la langue, que fait madame? Elle regarde « Doctor Who », la onzième saison.
Didier Jacob
Conséquences d'une disparition ,
par Christopher Priest,
traduit de l'anglais par Jacques Collin,
Denoël, 336 p., 21,50 euros.
L'oeuvre de Nina Allan est publiée en France aux Editions Tristram.
La dernière demeure de George Orwell
Il faut traduire
Anne Charnock !
Anne Charnock, autre auteure de SF installée sur l'île (c) Mary Turner pour "L'Obs"
Elle vient d'obtenir le Arthur C. Clarke Award 2018 pour son livre «Dreams Before the Start of Time» ( éditions 47North). Le roman, qui se déroule à Londres dans un futur proche, raconte la GPA du futur: des utérus artificiels permettent aux parents d'éviter la grossesse et son cortège de complications. Plus besoin, même, d'un père et d'une mère pour faire un enfant. Charnock, que Nina et Christopher ont convaincue de s'installer à Bute, a mis du temps à s'immerger dans le monde de la SF. Née d'un père photographe, elle a étudié les beaux arts, fait carrière dans l'art conceptuel, est devenue journaliste, pour se consacrer finalement à l'écriture. Ses trois romans et son oeuvre en devenir méritent une publication en français.
D. J.
Christopher Priest et
Nina Allan, bio express
Né en 1943 à Cheshire, en Angleterre, Christopher Priest écrit depuis 1968. Il est l'auteur de quinze romans, et quatre recueils de nouvelles. Il a été lauréat de tous les grands prix de science-fiction, dont le prix Utopia, en 2001, pour l'ensemble de son oeuvre. Nina Allan est née en 1966 à Londres. Elle a reçu le prix British Science Fiction et le grand prix de l'imaginaire.
Paru dans "L'OBS" du 8 novembre 2018.
|
|