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Décidément, je n'arrive plus à rédiger une critique dans le forum ad hoc ! En désespoir de cause, je poste ici celle du nouveau recueil de Rey :
Dans ce recueil de poids, l'auteur des Nouvelles du Tibbar re-visite à sa façon les genres et les thèmes de la Science-Fiction... entre autres. Le découpage en quatre parties est loin d'être anodin, et propose des séquences de lecture qui m'ont semblé, a posteriori, plus qu'adéquates : commencer à la première page pour s'arrêter à la dernière ne me semble vraiment pas la meilleure façon d'apprécier ce recueil très bien construit, aussi réfléchi dans sa forme que délirant dans son contenu. Une fois posée cette recommandation liminaire, voici mes commentaires sur chacune des nouvelles :
Dans la première partie, Murs mitoyens, vous trouverez des mondes qui sont à un tout petit pas du nôtre, en avant ou à côté :
Capitaux des péchés : Dans cette dystopie totalitaire ecclésiastique, on retrouve les bonnes vieilles "indulgences" adaptées à notre monde moderne. Pas d'une originalité confondante (dans ce genre, c'est difficile de passer après Zamiatine, Orwell, et Atwood, pour ne citer qu'eux), mais enlevé et sympathique.
Flux tendu : Quasi directement du producteur au consommateur : le meilleur moyen d'avoir des produits de rêve. Beaucoup plus originale, d'une certaine façon, cette dystopie très très soft, qui n'en fait pas moins froid dans le dos.
Face au Quarante-et-Unième Rugissant : L'immortalité est-elle toujours plaisante ? Comme la précédente, une nouvelle entre humour et horreur, et qui, contrairement à ce qu'on pourrait penser au vu du titre, n'est pas du tout une aventure maritime.
De ses propres ailes : Le vieux Pinson, au nom prédestiné, rêve d'être un oiseau. Or Cyzoski lui a promis cela... pour sa prochaine incarnation... Une parfaite illustration de "fais attention à ce que tu demandes aux dieux, ils pourraient te l'accorder".
Pierrier-par-coeur contre les dévoreurs de montagne : Cette belle nouvelle parue dans l'antho Super-Héros ! est l'une de celles où le fonctionnement du processus créatif de l'auteur est mis en évidence. En effet, partant sur une figure de base du genre (le super-héros), il la décale, en faisant de son héros une marmotte, ce qui, accessoirement (?), donne une voix à tous ces éléments naturels qui nous entourent et qui ne peuvent se défendre contre la suprématie humaine.
La partie Horizons décousus mérite bien son nom, en nous offrant des univers franchement ailleurs, franchement décalés, même si parfois possiblement mitoyens eux aussi :
En attendant la concordance de phase (avec propositions de mise en scène), pièce en un acte : Entre Beckett et la vie des SDF que nous croisons tous les jours sans les voir, deux naufragés sur une île très peuplée...
Araignées scintillantes au-delà des gouffres : Un beau récit épique de voyage en train qui rend hommage à René Clair, sans oublier le Pavane de Keith Roberts, et rappelle le bus à pieds d'Ongle dans les Nouvelles du Tibbar, quelque part entre SF et fantasy.
Comme un vol de gerfauts : Une uchronie intéressante où la Gaule n'est jamais devenue romaine, et où l'Amérique latine n'a pas été envahie par les Espagnols. J'ai beaucoup regretté qu'elle soit si courte, parce que j'avais vraiment envie de développements à partir de ce point de départ prometteur.
Silicone carnée : Impossible de résumer cette histoire de mondes différents, à la durée différente, sans la déflorer !
Dix-sept feuillets épargnés du journal de Cham : Bon, OK, c'est une histoire du Déluge... Vraiment ? Quel Déluge ? La graduation de ce que l'on sait à... autre chose, d'un monde à un autre, d'une histoire à une autre, est très maîtrisée. L'une de mes préférées dans ce recueil, à la fois pour l'histoire, originale, et le style.
La partie Transis en transit, logiquement, regroupe les histoires de Space-Opera. Enfin... si on veut... Vous devez bien vous douter, à présent, que ça va être plus complexe, et que le voyage ne sera pas forcément extérieur... et sûrement pas sans péripétie !
Dans l'espace, personne ne vous entendra bâiller ! : Un moyen de propulsion spatiale original, qui peut induire des situations d'urgence inusitées, qu'il sied de corriger par des mesures incongrues... mais sans se tromper ! L'auteur y re-visite le thème de "l'innocent qui sauve le monde"... à sa façon.
Légumes des jours : Quoi de plus naturel et simple que de vendre des légumes ? Ah, la belle tomate !... Mais certains aliens sont vraiment bizarres ! Encore une nouvelle amusante, où l'accent des marchands de primeur au marché se cumule aux habitudes des routiers dans une ambiance space-op'.
Syrinx, fichier bribe : La Métamorphose de la nymphe Syrinx racontée par Ovide, dans une atmosphère où se mêlent SF et Fantasy, raconte l'histoire d'un possible génocide.
Des Espaces habitables qui composent la dernière partie, aucun ne l'est vraiment, ou tout juste... Il pourrait même s'agir d'une collection visant à démontrer combien vaste est le champ des conditions de vie possibles :
La vieille qui, là-haut, porte son fagot noir : Sur le poème et l'idée de la Vieille dans la Lune, une variation triste dont l'atmosphère m'a puissamment évoqué les Chroniques martiennes de Bradbury.
C'est vrai, quoi, chacun son tour ! : Une histoire drôle de partage des tâches entre les sexes dans une ambiance de fantasy steampunk.
"Qui suis-je ?" dit le Klapoutcheewoc : Une quête d'identité dans une double ambiance remarquablement réussie de conte africain et de planet-opera. L'une de mes préférées, celle-ci, pour son humour discret et son atmosphère originale, c'est à mon sens l'une des plus abouties du recueil.
L'Ordure/Un : Sur fond de grosse erreur humaine et de planet-opera, un remake de l'oeuvre de Richard Wagner.
Ce que regarde l'Oeil : Une autre colonie à la survie difficile. Encore un décor étonnant d'inventivité et de poésie.
Mille soleils, une pluie : Une atmosphère de fantasy aztèque, au départ, qui devient science-fictive. Cette nouvelle est parente de Dans l'espace, personne ne vous entendra bâiller ! ou De ses propres ailes, d'une certaine façon.
Odeur des pluies de mon enfance : Un autre monde difficile à vivre, et un deuil impossible. Cette nouvelle, une autre de mes préférées, semble un renversement de l'histoire de Perséphone, d'une certaine façon, et illustre de façon très particulière la notion de "terre matricielle".
Ivan et l'oiseau-chaleur : Une belle imitation de conte russe dans une ambiance à la Kim Stanley Robinson, cette nouvelle séduisante réécrit le Phénix de façon convaincante.
Ce recueil est riche d'atmosphères différentes, d'ambiances différentes, et s'il re-visite les créateurs dont l'auteur est à l'évidence imprégné, de Beckett à Richard Wagner en passant par Bradbury, Herbert ou Vance, sans oublier Ovide, c'est avec une créativité et un style qui ne sont qu'à lui. On retrouve aussi avec bonheur dans cette antho la richesse et la précision du langage, une grammaire impeccable, et d'une façon générale l'attention portée aux détails, qui font de ce livre un objet superbe. Il faut noter que c'est Timothée Rey qui a dessiné la couverture, et que les photos qui illustrent l'intérieur sont également son oeuvre.
Personnellement, je suis moins entrée dans ce recueil que dans le précédent, mais vous savez que je ne suis pas, au départ, une bonne lectrice de nouvelles, et que le fait que les Nouvelles du Tibbar se déroulent toutes dans le même univers m'avaient bien aidée à "oublier" qu'il s'agissait de nouvelles. Il vous restera à vous faire votre propre opinion... En tout cas, pour vous y aider, quelques extraits :
Sur toute la passerelle clignotent des dizaines de voyants d'alerte. Au moins cinq sirènes hululent sur différents tons. Pourtant, le second ne semble pas spécialement préoccupé par ce qui se passe autour de lui. Sous les yeux écarquillés du steward, il noue à deux poutrelles les extrêmités du hamac, bâille, se gratte le flanc, puis, d'un petit bond gracieux, se jette au milieu du filet qui s'enfonce sous son poids. Il se met à se balancer. (in Dans l'espace, personne ne vous entendra bâiller !)
A peine les premières vagues de végétaux mobiles ont-elles atterri sur l'Oeil qu'alertés par leur ombre, les Nettoyeurs, les terrifiants prédateurs qui débarrassent la cornée de tout corps étranger, sont remontés des profondeurs : les feuilles-en-coin n'étant pas comme les hommes équipés de projecteurs servo-guidés changeant perpétuellement d'orientation pour annuler leur ombre, le contour de leur silhouette est aussitôt devenu visible pour ce qui guette en dessous. Comme toujours, la surface de l'Oeil s'est faite aussi fluide que l'eau pour ces monstruosités d'un blanc arctique, Gros-Goulots, Gobe-Mouches, Baisers-de-Soie ou Forelangues, qui ont ouvert des gueules tapissées de cercles concentriques.... (in Ce que regarde l'Oeil)
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