Et force nous est de dire que, dès son premier roman, Poppy Z
Brite
incarne à merveille les idéaux du splatterpunk, dans toute leur subtilité. Car il ne sert à rien de provoquer et de briser les tabous si l’on n’a pas le talent pour ce faire. Et force nous est de dire que du talent, Poppy ZBrite
en a à revendre, d’Ames perdues au Corps exquis, comme autant d’étapes dans l’horreur et toutes les transgressions possibles : inceste, meurtre, cannibalisme, nécrophilie... Le tout étant bien sûr aussi bien écrit qu’amoral, ce qui a donc tout pour plaire à l’auteur de cette chronique.Puis vint la crise.
Non de la quarantaine, mais la crise artistique.
Consciente de ne plus pouvoir se renouveler, elle refuse de tourner en rond et de verser dans la surenchère (ce que reprocheront à Zola plusieurs de ses proches, dans le Manifeste des cinq). La crise littéraire peut avoir du bon, comme la période noire de Silverberg. Si le Grand Bob a continué à produire encore des œuvres majeures, elles n’avaient pas le sombre éclat du Livre des crânes ou de L’oreille interne. A rebours de Bob, je trouve que Ballard s’est beaucoup affadi après la Trilogie de béton, et que ses derniers romans sont particulièrement oubliables.
S’il fallait choisir un camp, je dois avouer ma grande perplexité à trouver celui qui correspond le mieux à Poppy Z
Brite
.Car en renonçant à l’horreur au profit du mainstream, elle n’a pas renoncé à son talent, contrairement à Ballard.
Si l’horreur passe, les thèmes et la sensibilité restent : Nouvelle-Orléans (la ville et sa gastronomie), adolescence, bildungsroman, ainsi qu’une fascination pour la marginalité qui la rapproche de Bowie ou Lou Reed, et s’exprime notamment à travers l’homosexualité de ses héros et le rejet qu’elle suscite.
La valeur de x est le premier roman à mettre en scène le coupe d’Alcool, La belle rouge et Soul kitchen. Et c’est aussi, hasards et (dé)raisons de l’édition, le dernier publié en France.
Bien souvent, les amours adolescentes sont placées sous le sceau du secret : elles doivent être totalement ignorées des parents, et il faut rivaliser d’inventivité pour les dissimuler. Ce qui tient presque du jeu à somme nulle, peut vite devenir un véritable casse-tête pour les ados homos. Car bien sûr, les parents homophobes, ça n’existe pas ou presque, puisque l’homosexualité ne concerne que les autres.
C’est ce que vont découvrir Rickey et Gary, à leurs dépens.
D’un côté donc, John Rickey, dont la scolarité n’est pas des plus brillantes, mais qui fait montre d’une incontestable créativité culinaire, qui sied parfaitement à La Nouvelle-Orléans, ville gastronomique s’il en est. Elevé par sa mère depuis le divorce de ses parents, il n’a guère de nouvelles de son père depuis qu’il est parti faire fortune en Californie.
De l’autre, Gary. Dernier rejeton d’une famille nombreuse aux ascendances irlandaises et italiennes, c’est de ce dernier côté qu’il faut creuser pour trouver sa passion de la cuisine. Gary est l’un des seuls élèves de bon niveau dans sa classe, au sein d’un lycée qui tient plus du dépotoir que de l’élite.
Gary et Rickey sont amis depuis l’enfance et, éveil sensuel aidant, vont devenir amants. Ils n’attendent que d’avoir tous les deux 18 ans pour travailler comme cuistots, et vivre leur amour en emmerdant les cons que cela dérangerait.
Sauf que leurs parents respectifs ne l’entendent pas de cette oreille, et vont donc tout faire pour les « guérir » de cette passade.
C’est ainsi que Rickey va renouer avec son père, qui va lui permettre de partir dans une grande école de cuisine, sise à New-York. L’éloignement, outre le choc émotionnel, provoquera d’autres chocs en retour. Le choc culturel bien sûr, qui permet de nous rappeler que les USA est tout sauf un pays uniforme, et que La Nouvelle-Orléans est vraiment un endroit particulier. A cela s’ajoute le choc thermique : l’hiver à New-York offrira à Rickey l’occasion de découvrir le froid et les vêtements chauds, autant de choses inconnues en Louisiane.
But the answers you seek
Will never be found at home
The love that you need
Will never be found at home
Run away, turn away, run away, turn away, run away
Run away, turn away, run away, turn away, run away
Smalltwon boy par Bronksy beat
J'ai fait mon lit dans un angle du mur
Où j'ai rêvé
A toutes les couleurs de l'aventure
Comme à la télé
Puis j'ai retenu mon souffle en rentrant
Après minuit
Pour ne pas alerter mes chers parents
De mes ennuis
Ils devaient pour travailler se lever
Avant le jour
Et auraient bien sûr jugé dépravées
Mes pauvres amours
Les draps blancs par Jean Guidoni
S’il est une chose que Poppy a retenu de l’horreur, et des monstres qu’elle a pu mettre en scène, en particulier dans Le corps exquis, c’est qu’il ne faut jamais emmerder le lecteur avec de la morale, ni avec la moraline. Il n’y a pas de jugement moral dans ce roman, du type « l’homophobie c’est pas bien » ou « aimez vos enfants comme ils sont ».
Comme Christiane Rochefort dans Printemps au parking, qui fit scandale dans la France de l’époque (1969), elle cherche simplement à raconter une histoire d’amour. [Les personnages de
Brite
ont au moins un avantage : l’homosexualité n’est pas, en Louisiane, considérée comme une maladie mentale et un fléau social, aux côtés de la tuberculose, de l’alcoolisme et de la prostitution. Le gouvernement pouvait même prendre des ordonnances pour lutter contre ces quatre fléaux sociaux, grâce au député gaulliste Mirguet.] Les obstacles que les préjugés et la réaction dressent sur ce chemin ne sont pas l’objet d’un jugement, mais des éléments de l’intrigue.Voilà pour ce qui est du résumé de l’intrigue. Passons maintenant à la narration.
S’il est une chose que j’aime chez Poppy Z
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, c’est l’art et la manière de nous plonger dans un lieu, et dans son climat.Au bout de 10 pages, vous avez l’impression d’avoir toujours vécu à La Nouvelle-Orléans, dans toute sa déglingue et sa joie de vivre contagieuse. Que l’on ne s’y trompe pas cependant, la ville n’est pas que celle des Po-Boys et du jazz. C’est aussi une ville de taudis, de misère, mais malgré tout terriblement attachante (voir par exemple les déclarations d’amour à cette ville dans le recueil de chroniques Coupable).
Au-delà de la ville, et du climat local qui alimente tout ou presque l’œuvre de Poppy Z
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, ce roman offre un véritable coup de génie narratif : les lettres.S’il est un genre romanesque tombé en désuétude, c’est bien le roman épistolaire. Il peut arriver, ici ou là, de lire des mails échangés par des protagonistes.
Sauf que nous sommes au milieu des années 90, et la boite mail est loin d’être une généralité, de même que le téléphone portable.
L’un des coups de génie de ce roman, c’est d’y insérer des lettres qu’échangent les deux ados.
Dans Coupable, Poppy donnait quelques conseils narratifs, afin d’éviter les clichés, notamment dans les descriptions.
Le coup de génie des lettres, outre qu’elles siéent particulièrement à l’époque, permettent, comme dans le chef-d’œuvre de Choderlos de Laclos, de pénétrer au cœur des personnages, sans étaler des pages et des pages de description et de monologues. Elles permettent aussi de créer une mise en abyme, entre ce qui est dit et tu. Nous sommes au plus près des doutes, des angoisses, et de l’intimité sentimentale des personnages. Elles renforcent considérablement l’empathie que le lecteur ne manquait déjà pas d’éprouver pour les personnages.
Au final, ce roman confirme déjà l’intuition que j’avais eu en passant des nouvelles (parfois) horrifiques de Self made man au mainstream de Petite cuisine du diable : Poppy Z
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a parfaitement réussi sa transition de l’horreur au mainstream. Si, bien sûr, vous êtes incondtionnel de l’horreur, passez votre chemin.Par contre, si vous êtes inconditionnel de l’auteur, ou que vous avez envie de le découvrir, ou que ses thèmes vous inspirent, n’hésitez pas : vous passerez un excellent moment, grâce aussi à l'excellente traduction de Patrick Marcel.
Il me paraissait important de terminer cette chronique par le traducteur, car on oublie trop souvent de le remercier. Un grand merci donc, à Patrick Marcel.