L'histoire:
Dans l’Amérique où vit Paul Proteus, il y a les gens à QI élevé, les ingénieurs et les administrateurs, ceux qui ont fait des études et qui se donnent du "docteur" à tour de bras et puis il y a les autres, ceux à QI moins élevés. Ceux-là vont grossir les rangs de l’armée (il n’y a cependant plus de guerre) ou ceux du Corps de Reconstruction et de Récupération : ce sont les Recons et les Récus.
Les QI élevés ont conçu les machines. Les machines font tout et notamment le travail antérieurement effectué par les QI moins élevés. Ces derniers ont donc perdu leur boulot alors on les occupe à des tâches que tout le monde sait sans utilité.
Les ingénieurs et administrateurs mènent une vie aisée mais il faut bien consommer ce que les machines fabriquent alors les petits, les sans-grade, ont également ce qu’il faut pour vivre: ils habitent leurs petits pavillons (sis dans des lotissements emplis de milliers de "pavillons de rêve" destinés à des milliers de famille "ayant probablement les mêmes rêves") et ils ont également le four, la télévision, la machine à laver à ultrasons, (le repasse-limace, le cire-godasse, la moulineeettte à faire la vinaigreeettte, oups ! dsl ! Ce n’est pas dans le texte !) ainsi que quelques autres gadgets qui feront sans doute ressembler ce roman à un roman de SF même si personnellement, je doute que ce soit le cas.
Enfin quand je dis qu’ils ont "ce qu’il faut pour vivre", c’est vite dit car il leur manque quelque chose, aux Recons et aux Récus, c’est le sentiment de leur utilité et ce n’est pas le mépris affiché par les QI élevés qui va les aider.
Paul fait partie des favorisés mais il prend progressivement conscience des failles de cette société. A l’instar de son ami Finnerty, brillant ingénieur entré ouvertement en rébellion contre un système qu’il vomit, Paul décide de changer de vie. Mais entre la prise de conscience et les passages à l’acte, la route est longue. Paul n’est pas un warrior et les évènements décideront souvent à sa place.
Parallèlement à cet éveil de Paul, nous suivons les pérégrinations d’un personnage assez farfelu, chef spirituel important d’un état de l’autre bout du monde, le chah de Bratpuhr. Celui-ci accompagné par un diplomate américain, visite l’Amérique afin de voir ce que cette société puissante régie par des machines pourrait lui apprendre pour le bien de son peuple à lui. Ses questions et points de vue font de lui une espèce de Candide fort dérangeant.
Mon avis:
Vonnegut fait de ce roman au thème archi-hyper classique une anti-utopie réussie et maîtrisée d’un bout à l’autre.
Les aspects humains sont subtilement abordés et les personnages, particulièrement fouillés, acquièrent une consistance qui les rend plus que crédibles : vrais.
Les situations sont justes.
Infiniment.
Certes, on trouve la classique (mais indispensable) problématique posée par l’avènement des machines pour remplacer l’homme, la toute aussi classique réflexion sur l’inégalité sociale, etc… mais surtout, surtout on y découvre une véritable réflexion existentielle.
Il suffit de côtoyer aujourd’hui des personnes au chômage, des jeunes anciens en "retraite anticipée" (en réalité souvent coup-de-pied-au-cul-tés par des DRH (*), viles marionnettes de direction), pour constater que cette réflexion est encore fondée aujourd’hui, qu’elle est même brûlante d’actualité. Ce que Vonnegut a écrit en 1952 n’a pas vieilli d’un poil.
L’humour féroce, impitoyable fait mouche et l’on se surprend à rire à l’énoncé de vérités qui ne sont pourtant pas gaies.
Du vrai donc, rien que du vrai pour peindre le mépris de l’autre, la démagogie, le fayotage, l’arrivisme, tous ces trucs auxquels vous avez bien dû vous heurter un jour ou l’autre. (Mention spéciale pour la description faite dans ce bouquin d’un séminaire destiné à réunir l’élite, à la motiver, à la doper, à "la propagander". Celui qui a eu dans sa vie à supporter ce type de rencontres - à commencer par les séminaires de cadres de grandes entreprises (Ah ! Ah !) - ne peut qu’apprécier…)
La conclusion qui n’est heureusement pas simpliste évite avec bonheur la vision manichéenne des gentils rebelles face aux méchants exploiteurs. Tout n’est pas si simple. Nous le savons tous mais ça fait du bien de le lire.
Bref, ce roman vivant et bien écrit est parfaitement, jouissivement … grinçant.
Autant vous dire que j’ai totalement percuté.
(*) DRH: Directeur des Ressources Humaines