C’est donc avec joie que j’ai vu que la collection Dyschroniques, à qui je dois la découverte du magistral Lino Aldani, proposait un
Varley
devenu introuvable.La scène d’ouverture n’a vraiment rien de science-fictif, et devrait rappeler des souvenirs aux parents, et rassurer les non-parents.
Cléo est patraque, comme tous les matins au petit-déjeuner. Son mari est plongé dans son journal, ou plutôt ce qui s’apparente à un journal sur tablette.
Cléo a donc la joie de donner le petit-déjeuner aux trois bambins, tout en les préparant pour leur journée, et en se préparant pour sa journée de travail.
Lili, fraichement habillé, se renverse son petit-déjeuner dessus, et n’a plus rien à se mettre, tandis qu’il faut aider le petit Paul à trouver son soulier. Et accessoirement de prendre son petit-déjeuner en même temps.
Rien de science-fictif, certes, mais un certain sens de l’anticipation tout de même. Car cette scène d’ouverture, outre le (non-)partage des tâches ménagères et éducatives, aborde ce que l’on appelle de nos jours la charge mentale.
C’est en effet à Cléo et à elle seule de mener de front sa carrière professionnelle de cadre et de s’occuper des enfants, en l’absence de crèche.
Ce n’est qu’ensuite que l’on se rend compte que nous ne sommes pas sur Terre, mais sur la Lune, et que ce texte s’inscrit donc dans le cycle informel des Huit mondes. L’humanité a été chassée de la Terre par une invasion ET fulgurante, et s’est établie sur les astres telluriques du système solaire, pour préparer une hypothétique reconquête.
On sent d’ailleurs un côté martial dans le natalisme affiché de la société lunaire, qui veut mettre tout le monde au travail, tout en ayant de nombreux enfants.
Dans ce futur indéterminé, il reste un espace de liberté. On peut y changer de sexe comme de chemise, et comme pour les chemises, il est tout à fait possible de revenir à son sexe originel. La liberté des mœurs qui y règne rappelle Les monades urbaines.
Par curiosité, par lassitude et pour mille autre raisons, Cléo va donc décider de changer de sexe et devenir un homme, Léo.
Un choix intime et personnel, qui va impacter sa vie de famille. Que va devenir sa sexualité, jusqu’ici épanouie avec son mari ? Que vont en penser les enfants, Lili, Paul et Plume ?
On le voit,
Varley
pose, dans ce texte des questions finalement très actuelles, y compris pour la sf francophone, et au-delà. Il suffit de penser à Stéphanie Nicot ou Sabrina Calvo, Margaret Killjoy ou Elly Bangs.Le changement de genre, qui défrise les conservateurs de tous poils (au Royaume-Uni, en Espagne et en Russie, qui n’aura donc jamais cessé d’être le bastion de la réaction en Europe depuis le XIXe siècle) est ici abordé frontalement… dès 1979 !
Varley
traite ce sujet avec une intelligence et une finesse qui lui font honneur, 40 ans avant que l’OMS ne considère plus la transidentité comme une maladie mentale.Il illustre ainsi le meilleur de la sf : se poser des questions bien en avance, avec un anticonformisme réjouissant.
Outre ce texte, dont la réédition était plus que nécessaire, nous trouvons également une postface, inédite pour le coup, de John
Varley
lui-même, rédigée en 2004.Dans ce texte passionnant, il revient sur son parcours, du Texas profond, ségrégationniste et homophobe, à l’écriture de la nouvelle. Loin d’Asimov pour qui tout est prétexte à se faire reluire,
Varley
parle avec une franchise qui fait vraiment plaisir à lire. Il y revient sur son parcours, en s’attardant bien sûr sur la genèse de cette nouvelle. Son grand mérite, et je partage totalement l’avis deVarley
, est de creuser cet aspect des Huit mondes qui avait été le plus souvent effleuré.Enfin, l’éditeur nous offre une postface remarquable. Une analyse remarquable du choix de ce texte, et surtout de l’œuvre de
Varley
, que l’éditeur connait et apprécie visiblement (mais comment pourrait-il en être autrement ?). Je suis tout à fait d’accord avec lui pour dire queVarley
n’est jamais aussi bon qu’en nouvelles, comme le prouve ce texte, longtemps épuisé et enfin disponible.Auteur encore trop peu connu de la SF, iconoclaste et inclassable (essayez de le situer dans un courant !) franc-tireur d’une brûlante actualité, ce petit volume confirme à nouveau la qualité de la collection Dyschroniques. Poil à gratter tout autant que collection patrimoniale (qui vient de publier son premier inédit), cette collection met en avant la meilleure sf : celle qui fait réfléchir.
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que ce texte de
Varley
y figure comme un des joyaux de la couronne, avec Simak, Andrevon, Matheson ou Zelazny (liste non exhaustive).Avis aux amateurs de nouvelles, et de John