MONDE 1 :150 000
Edition 2010
- Adresses de restaurants et bars
- Signalisation de parcours pittoresques et points de vue remarquables
- Index des pipeau-les
- Grands axes de réflexion
- Table de désorientation
- Encart spécial « dépannage plomberie »
Préambule
Une carte géographique représente un territoire. Forêts, montagnes, cours d’eau et points de vue (panoramas) remarquables y figurent. Des monuments peuvent également être indiqués et certaines informations techniques fournies. Mais ce que la carte ne fait pas, c’est donner à celui qui la regarde les informations sur la façon dont il va vivre le territoire.
Ainsi, le randonneur peut-il évaluer les dénivelées qu’il aura à vaincre en regardant les isoclines mais la carte ne saurait rendre compte de l’effort qu’il aura à fournir pour grimper et si par un symbole, elle indique au marcheur un point de vue remarquable, elle ne lui dit rien de la douceur de l’air qu’il respirera quand il le contemplera, de la lumière qui sera celle du moment ou de la rincée qu’il se prendra en constatant, dépité, que l’horizon malheureusement bouché ne lui laisse rien entrevoir du panorama attendu.
La carte n’est pas le territoire.
Une photo donne à regarder quelque chose. Elle n’est pas la chose. Déjà, elle la filtre. Elle n’en restitue qu’une partie. Elle peut amplifier un détail, en minimiser un autre orientant de ce fait celui qui la regarde vers une interprétation de la chose photographiée. En ce sens, une photo communique. Elle est langage, elle est carte d’un territoire.
Cela vaut, bien sûr, pour un tableau.
Quand un artiste prend une photo, la retouche et donc la transforme. Il change alors ce qui déjà était la carte d’un territoire pour en faire une autre, différente.
Un roman est langage et donc carte d’un territoire voire de plusieurs.
Aussi, quand un écrivain écrit un roman qui parle d’un artiste qui veut « rendre compte du
monde » en retouchant des photos de cartes Michelin et en peignant des tableaux [1], quand ledit écrivain est lui-même un personnage de son roman [spoiler]et que par-dessus le marché, il termine sa vie en œuvre d’art (enfin, si l’on peut dire)[/spoiler] , on joue un peu aux poupées russes avec les cartes. Une illustration de la notion d’auto-réflexivité au sens de la sémantique générale ? [2] .
Face à tant de cartes, comment le lecteur peut-il savoir s’il a réussi à appréhender le(s)
territoire(s) ? Tout au plus, peut-il avec ses mots à lui, continuer le jeu et établir à son tour une carte.
Cette fiche de lecture n’est donc qu’une carte de plus.
L’histoire
C’est celle de la vie de Jed Martin, artiste peintre et photographe, sa solitude voulue, son succès rencontré presque par hasard sans jamais l’avoir vraiment cherché…
La carte d’une vie ? Oui : des gens, des lieux, des choses, des moments...
« Et puis la mort qui est tout au bout » comme dirait le grand Jacques Brel.
Dépliez-la donc cette carte
houellebecq
uienne et suivez la route indiquée ci-dessous via le repérage traditionnel des quadrillages de cartes. Vous verrez, le paysage vaut le coup même s’il n’offre nulle part la possibilité d’une île.En A2, B2, C1 vous ne manquerez pas la vue sur la société, les media, la France profonde, le profit, l’architecture, l’univers et le reste puis vous vous offrirez une saine détente en observant en D3 un point de vue sur les critiques d’art, en D4 celui sur les pipeau-les et en E2 celui, vertigineux, sur la superficialité des milieux tendance.
Rassurez-vous, en E4, vous trouverez un bordel mais ce sera le seul et en plus vous n’y rentrerez pas, vous irez juste à côté [3] et vous n’aurez plus du tout envie de rigoler.
Quasiment partout, vous trouverez des bars et des restaurants. Du Sushi Warehouse de Roissy 2E aux restaurants des demeures d’exception qui savent sublimer la cuisine de terroir de notre doulce France, il y aura de quoi satisfaire votre appétit.
Une fois la panse bien pleine, vous irez en D5 pour observer le Misanthrope, un monument classé qui vous donnera peut-être envie de vous éloigner du monde.
Il ne faudra alors pas hésiter à quitter les autoroutes, nationales et autres départementales de l’iconoclasme croustillant pour vous engager sur les chemins et sentiers. Votre chien devrait apprécier (si vous avez un). Quant à vous, vous pourrez discrètement pisser le chablis du déjeuner (si vous avez eu le bon goût d’en boire).
Vous enfilerez votre Parka Camel Legend puis changerez d’échelle en sortant la carte IGN, celle de l’Indiscutable Grande Noirceur. Dans celle-là, pas d’indication d’une quelconque table d’orientation. N’ hésitez pas pour autant à avancer malgré les ornières et la boue éventuelles.
La vue sur le temps qui passe, le silence, les projets avortés, les illusions perdues, le déclin industriel et d’une façon plus générale le caractère éphémère de toute création humaine, vaut le détour.
Forcément, vous finirez par trainer vos Paraboot Marche sur des terrains suffisamment sombres pour évoquer la mort mais suffisamment éclairés pour que le Végétal occupe le terrain et l’emporte.
Sur vous, bien sûr.
Et tant qu’à faire, sur nous tous.
Que tout soit serein et apaisé.
Mon avis
Un bon bouquin.
Vous l’aurez sans doute compris, cette carte rend compte non seulement du territoire
« monde » (voire du territoire « monde enfin » tant le final fait - comme dans le roman de Jean-Pierre Andrevon - dans la photosynthèse) mais encore du territoire « existence » et on la replie pensivement lorsque la fin du voyage se profile. On doit même s’y reprendre à plusieurs fois parce qu’on a fini par la mettre un peu en lambeaux comme ces photos que l’artiste du roman laisse se déliter doucement sous l’effet de l’eau, du soleil et du vent.
Une écriture redoutablement simple, factuelle et atone qui, en objectivant scrupuleusement des réalités très terre à terre, excelle à rendre compte des réalités autrement plus complexes qu’elles accompagnent ou sous-tendent, je veux parler - entre autres - d’ambiances et d’émotions.
Une prose où comme d’habitude , chez cet auteur, froide ironie et vertigineuse tristesse se côtoient, se complètent et jamais ne s’excluent.
Une construction maîtrisée.
Un épilogue à la hauteur.
Bref, que demande le peuple ?
Et ne me dites pas qu’un roman dans lequel la vue d’un radiateur sert de catalyseur à la communication (communion ?) de deux êtres de silence n’est pas susceptible de vous titiller un tantinet le neurone.
Dans la mesure où nous sommes sur un forum de SF, il me semble opportun de signaler que ce bouquin a beau se terminer aux alentours de 2030-2040, ce n'est pas vraiment de la SF. En théorie, c’est de l’anticipation et là encore je ne suis pas convaincue que cela en soit.
Ceci dit, je vous invite à vous en battre sévèrement la couenne. ;-)
« Vous savez ce qu’affirme Comte », dit-il [NDLR : « il » = le «
Houellebecq
du livre »] , « que l’humanité est composée de davantage de morts que de vivants. Eh bien j’en suis là, maintenant, je suis surtout en contact avec des morts… »[1] Des tableaux dévolus à un art qui par ses thèmes résolument réalistes s’apparenterait à une sorte de réalisme capitaliste si l’on veut bien s’autoriser un parallèle avec l’art réaliste socialiste soviétique ou chinois.
Ironie probable – ama – de la part de Michel
Houellebecq
que de considérer des peintures intitulées « Maya Dubois, assistante de télémaintenance », « Bill Gates et Steve Jobs s’entretenant du futur de l’informatique » ou encore « Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art » comme « rendant compte du monde ».D’autant, qu’à bien y réfléchir, c’est hélas assez pertinent.
De tels sujets laissent selon moi présager d’œuvres à peu près aussi émouvantes que celle-ci ou encore celle-là, c'est-à-dire, en ce qui me concerne, d’œuvres susceptibles de me toucher (esthétiquement parlant) à peu près autant que le ferait une huître.
[2]Une carte n’est pas le territoire - Alfred Korzybski - Ed. L’Eclat p112
[3] Cf. la fin de l’article
Edit 13/04/2011: correction de "une personnage" -----> "un personnage"