Deux bandes vertes avec une photo de l’auteur âgé.
704 pages, 6 années d’écriture (1956-1962) et 28 nouvelles, dont 3 inédites.
La période couvre donc les débuts de l’auteur, s’achevant l’année de la publication de ses deux premiers romans ; l’intégrale des nouvelles s’achèvera 40 ans plus tard, en 1996.
Ballard
a eu la chance de vivre rapidement de sa plume, ce qui lui a évité de devenir un forçat du clavier, comme Silverberg et beaucoup d’autres. Cependant, il n’a pas eu la même chance en France. S’il est souvent publié en revues, on ne compte pas d’anthologie deBallard
, aux temps héroïques de Dorémieux et Chambon chez Casterman. Contrairement à Dick, Silverberg, Sturgeon ou Matheson, il a dû se contenter d’un unique Livre d’or. Ce qui est ma foi fort peu pour un auteur d’une telle ampleur, tant par la qualité que la quantité.Ajoutons à cela des recueils éparpillés chez quantité d’éditeurs (Marabout, Denoël, J’ai lu…) et souvent épuisés depuis longtemps. Seul Vermilion sands a eu droit à des rééditions régulières.
La
ballard
ophilie était donc une passion exigeante et aventureuse, avant que ne paraisse cette intégrale.Une intégrale et quelques problèmes
Publier l’intégralité des nouvelles de
Ballard
pose à mon sens deux problèmes.Le premier, c’est que faire de La foire aux atrocités ? S’agit-il de nouvelles, puisque les textes sont courts, et sont regroupés en recueil, avec un sommaire ? Ou bien faut-il botter en touche, et ne pas classer ces textes inclassables ? La longueur l’a emporté, et ces textes seront au sommaire des deux autres tomes de cette intégrale.
Le second, plus épineux, concerne Vermilion sands. Fallait-il éditer à part ces nouvelles liées, ou bien les fondre dans l’intégrale ? C’est le second choix qui a été fait, et les textes sont donc intégrés dans la chronologie générale des nouvelles. Ce choix, discutable comme l’aurait été le choix inverse, me parait être le bon. Parce qu’il inscrit Vermilion sands dans le corpus créatif de
Ballard
, et permet de les situer précisément dans le fil de leur création.C’est d’ailleurs sur du Vemilion sands que s’ouvre le recueil, avec Prima Belladona. Il nous permet donc de voir que dès le départ,
Ballard
ne se situe pas de plain-pied dans la sf. Et que, publié dans une revue sf, ce texte n’a pas été sans susciter des remous. Aussi convient-il de saluer Anthony Boucher pour l’avoir publié. C’est pour moi le texte le plus surréaliste du recueil.Ballard
est incontestablement le plus surréaliste des auteurs de sf anglais, et il n’est guère difficile de situer ce texte dans la lignée de Nadja ou L’amour fou d’André Breton.Ballard
sème aussi ici et là, quelques graines de la New wave naissante, à commencer par son scepticisme vis-à-vis de la science. La science n’est plus l’oriflamme du progrès, celle qui va nous ouvrir les portes de l’espace intergalactique. Non. Trou d’homme numéro 69 est le récit glaçant d’une expérience visant à nous dispenser du sommeil. Progrès faramineux qui nous permettrait de gagner des heures de vie. Mais là, bien sûr, rien ne se passe comme prévu. Rien d’apocalyptique pour autant : la science n’est pas ici l’holocauste nucléaire. Nous trouvons une constante deBallard
, sa misanthropie, toujours rehaussée d’un flegme britannique qui pourrait passer pour de la froideur. Radicalement sceptique, il s’inscrit dans le droit fil d’un Jonathan Swift, en qui Orwell voyait un anarchiste conservateur ; anarchiste parce qu’il ne croit pas en l’autorité défendue par les tories, et conservateur parce qu’il ne croit pas en la liberté promue par les whigs de son temps.Ballard
apparait plutôt comme un spectateur passif : que l’on fasse quelque chose ou rien, la catastrophe se produira car c’est le destin de l’humanité. Il préfère donc se mettre en retrait, et rire sous cape en écrivant.Car chez lui, la catastrophe est toujours présente. Surpopulation avec Billenium, pollution sonore avec Le débruiteur, où le remède ne fait que provoquer de nouveaux maux. Comme la liberté accordée aux fous dans Les fous. Même les inventions, qui pourraient être vues comme des progrès potentiels, sont utilisés par les grands esprits à des fins mesquines, comme dans La plage 12. Les pouvoirs spéciaux n’échappent pas à la règle, où l’on voit ce que peut devenir un agent d’assurance, à qui un cahier permet de réaliser ses vœux dans Trois, deux, un, zéro.
Si ces textes sont de qualité, on y sent cependant à peine la griffe de l’auteur. C’est vraiment au milieu du recueil, avec Numéro 5, les étoiles, que tout bascule. Il s’inscrit dans les textes longs du recueil (la cinquantaine de pages), mais il est certainement le seul texte long à ne souffrir d’aucune longueur, d’aucun superflu. Il est aussi celui dans lequel l’originalité de Vermilion sands explose au visage du lecteur.
Que l’on en juge sur pièce :
« Tous les soirs de l'été à Vermilion Sands, les poèmes insensés de ma belle voisine traversaient le désert depuis l'atelier du n°5, Les étoiles, jusqu'à ma villa, écheveaux brisés de rubans colorés qui se dénouaient dans le sable comme les fils d'une toile d'araignée mise en pièces. Toute la nuit, ils voletaient autour des piliers sous la terrasse, s'entrelaçaient à la grille du balcon et, au matin, avant que je les balaie, il s'en trouvait déjà d'accrochés à la façade sud de la villa comme une bougainvillée d'un éclatant rouge cerise. »
La poésie n’est pas absente du premier inédit, Les terrains d’entente. Un texte qui n’est pas sans rappeler Clarke, parfois poussif, mais qui recèle une belle pépite cosmogonique à la 2001 (le roman de Clarke, pas le trip du film de Kubrick). Peu
ballard
ien, ce texte reste certainement le plus science-fictif du recueil, et certainement le plus surprenant sous la plume deBallard
.C’est donc dans cette seconde partie que se trouvent les textes les plus réussis. Ainsi le fantastique terrifiant et sulfureux de Régression, qui ne pouvait que séduire Alain Dorémieux. Du Lisa Tuttle bien avant l’heure. Car
Ballard
ne néglige pas le fantastique, loin de là. Les autres textes font plutôt penser à un épisode de La quatrième dimension, comme l’inédit Le dernier monde de M. Goddard.Fin fond est certainement le texte le plus déchirant du recueil, sur le thème ô combien actuel de la catastrophe écologique. Ici, ce n’est pas le carbone qui est en cause, mais l’oxygène. Les mers et les océans ont quasiment disparu, car tout l’oxygène a été utilisé pour terraformer. L’Atlantique n’est plus qu’un grand lac stérile, à un détail près…
Au final, nous ressortons de ce recueil éblouis. Si les débuts sont parfois un peu poussifs, si certains textes sont un peu longs, la qualité est au rendez-vous. Les pépites s’accumulent au fil de la lecture, en augmentant très rapidement au fil des pages, quand
Ballard
devientBallard
.Au final,
Ballard
est un nouvelliste génial, et ce bel écrin en offre toute la mesure, et surtout toute la diversité. Le romancier a été plutôt bien servi par les rééditions, voici enfin réparé le tort fait au nouvelliste, et de la plus belle des manières.Ce volume indispensable à toute bonne bibliothèque illustre aussi le génie propre à la nouvelle, cet espace de liberté et d’expérimentations. Comme le dit
Ballard
, s’il n’y a pas de roman parfait, il peut y avoir des nouvelles parfaites, qui s’égrènent déjà au fil de ces débuts d’un écrivain déjà majeur, en à peine six années d’écriture.C’est donc avec joie que je contemple les deux autres tomes de cette somptueuse intégrale, et il convient donc d’en remercier et d’en féliciter son maître d’œuvre, Bernard Sigaud.
A bientôt pour le tome 2 !
PS
Par son pessimisme, sa misanthrope et son lien distant avec la sf, ainsi que la présence de fantastique, ce recueil n'a pas été sans me rappeler Poussières de lune de Thomas Disch. Un ouvrage dont la réédition serait salutaire.