Voici donc la chronique de ce deuxième, et avant-dernier volume de l'intégrale des nouvelles de
Ballard
.Autant le dire tout de suite,
Ballard
est l'un de mes nouvellistes favoris. Cette chronique ne saurait donc prétendre à la moindre objectivité. D'autant plus que ce volume s'inscrit en pleine New wave, dont JGB fut une figure centrale. Et que je considère la New wave comme l’apogée de la sf. Donc, adieu objectivité.Ce volume est donc le volume de la confirmation : celle d'une voix singulière, qui se situe délibérément aux marges, parfois du fantastique, mais surtout de la sf.
La période est centrale, car au fil des décennies suivantes,
Ballard
s'éloignera de plus en plus de la sf, passant de sa revisitation singulière du roman catastrophe à la fascinante Trilogie de béton, et l’inspiration autobiographique. r que moi.C'est dans ce volume de nouvelles que les sables vermillons disparaissent peu à peu, pour faire place aux expérimentations burroughiennes de La foire aux atrocités (« This is the way, step inside » Joy division « Voici le chemin, emprunte-le » ) nous y reviendrons.
Ce volume reprend les textes de
Ballard
qui m’ont le plus marqué, qu’ils soient dans son Livre d’or, La région du désastre, La plage ultime ou dans des anthos de Dorémieux : Espaces inhabitables (l’une des plus belles anthos de l’histoire de la sf, pas moins) ou le volume originel des Territoires de l’inquiétude, paru chez Casterman.Connaissant mal les derniers recueils de
Ballard
, je n’ai pas d’avis à donner dessus.Fin de partie, par exemple, est un des textes les plus glaçants et les plus effrayants qu'il m'ait été donné de lire.
La violence n’est pas forcément quelque chose d’effrayant. Il y a finalement peu de morts, et encore moins d’effets spéciaux dans Massacre à la tronçonneuse, alors qu’il s’agit probablement d’un des films les plus dérangeants de l’histoire du cinéma. N’importe quel slasher vous offrira plus de sang et de morts. Et pourtant, peu de films m’ont autant effrayé.
Cette nouvelle nous raconte la déchéance d’un apparatchik russe, autrefois espoir montant de la bureaucratie dirigeante. Victime d'une purge, il vit dans une villa cossue, entourée de hauts-murs, avec la domesticité nécessaire.
Une vaste bibliothèque comblerait largement ses appétits de lecture, mais notre homme préfère les échecs. Qu'à cela ne tienne, il a face à lui un adversaire redoutable : son propre bourreau.
Il sait que cet homme le tuera, mais ni quand, ni comment.
L'issue fatale est certaine, et la tragédie s'inscrit ici dans les règles d'unité les plus classiques. Ce qui pourrait être une œuvre à l'angoisse atroce et despotique chez Matheson, devient chez
Ballard
une attente dérisoire.Le héros de la nouvelle en est réduit à tuer le temps, sans avoir la moindre idée de la durée de l'échéance. Seule l'issue lui est connue. Le texte suit donc le lent écoulement du temps, où l'on voit l'été s'amenuiser au profit de l'hiver naissant. Il n'y a plus qu'à attendre.
Les jours et les nuits se suivent, les repas se succèdent, ainsi que les parties d’échec. Rien n’est aussi effrayant que la banalité, comme l’avait très bien compris Sladek dans Circuit fermé.
Le géant noyé est un autre chef-d'oeuvre, et un texte éclairant sur
Ballard
lui-même.Dans la littérature britannique, le géant évoque immanquablement Jonathan Swift, ce grand admirateur de Rabelais. Un parallèle intéressant pourrait être fait entre
Ballard
et Swift, tel que l'avait analysé Orwell.Orwell admirait Swift, et s'était lancé dans une exégèse politique du personnage. Il forgera à cette occasion le néologisme d'anarchiste-tory, parce que selon lui, Swift ne croyait ni à l'autorité (anarchiste), ni à la liberté (tory ou conservateur). Il était dans une sorte de nihilisme, de désabusement qui n'est pas sans rappeler
Ballard
, et sa "cordiale détestation de l'espèce humaine".Un géant s'échoue sur une plage anglaise. Des chercheurs quittent la bibliothèque où ils font des recherches, pour aller s'enquérir de cet évènement.
De loin, il ressemble à un banal noyé, mais au fur et à mesure que nos chercheurs s'approchent de son corps, ils vont se rendre compte de son gigantisme.
La première question qui devrait nous traverser l'esprit, et donc orienter l'intrigue, serait de savoir d'où il vient, et pourquoi il a échoué ici. Carbone 14, génétique... c'est donc tout l'arsenal de la science qui devrait être mobilisé pour en savoir plus sur cet être mystérieux. D’autant que des chercheurs sont sur les lieux.
Il n'en sera bien sûr rien, car le merveilleux n'existe pas chez
Ballard
, tout simplement parce que l'homme en est indigne.Le géant va vite devenir une curiosité, que l'on va d'abord venir voir. Puis quelques-uns vont se mettre en tête d'en avoir leur morceau. Une usine d'engrais se dit que ce cadavre pourrait être une ressource intéressante, un cirque se dit que son immense pénis pourrait être une merveilleuse attraction.
Mutilé, le corps commence aussi à se dégrader, à pourrir et finit par s'intégrer au paysage. Pourquoi ne pas faire un feu sur sa vaste poitrine, après tout ? Un soir un peu froid sur cette plage britannique, une guitare et hop.
Bref, le mystère et l'étonnement sont vite engloutis par l'apathie et l'indifférence.
Ce géant noyé permet de mettre en lumière un axe fort de ce recueil.
Quand
Ballard
revisite des thèmes classiques, il le fait avec une bonne dose d’incongruité, et en fait un élément prégnant de ce recueil.Dans Le jour d’éternité, la Terre a cessé de tourner depuis bien longtemps. Là où d’autres auraient mis en scène différentes communautés, qui vivent en plein jour ou en pleine nuit, où Zelazny joue sur l’ombre,
Ballard
plonge sa population dans une langueur oisive, qui finit dans la tragédie. Seule l’anticipation ou le dérangement de l’ordre des choses empêche ce texte de figurer dans Vermillon sands, dont il constitue un magnifique écho lointain.Ou encore Oiseau des tempêtes, rêveur des tempêtes, où il revisite à sa façon la sf catastrophe, comme il l’avait fait dans ses premiers romans. Là où Roberts met en scène des humains tentant de survivre face à des guêpes géantes,
Ballard
mise sur les oiseaux géants, entre Hitchcock et Les monstres attaquent la ville. La survie est en jeu, mais l’humanité ne se déchire pas comme chez Disch. En fait de survie, la seule chose qui importe est de retrouver le panem et circenses de Juvénal, rien de plus. Inutile de chercher l’origine du problème, ou de creuser la veine de Wyndham, pour cause de connerie ontologique.L’exploration d’une planète morte, elle, offre tout d’abord de la poésie, mais n’a rien d’héroïque comme au temps de l’Age d’or. La technologie et ses prodiges sont totalement absents. Les humains vont simplement y projeter des mythes, notamment littéraires, sur ces vastes tableaux désolés, jusqu’à une chute magnifique qui, bien sûr, est affligeante pour l’humanité. Adieu voyage spatial : c’est l’homme et sa connerie qui voyagent.
La peinture, et la dimension picturale, sont un autre axe fort. Tout d’abord, dans La Joconde du midi crépusculaire, où un homme a l’impression que des classiques de la peinture christique sont légèrement retouchés. L’occasion pour
Ballard
, de s’appuyer sur un vieux mythe, dont je ne vous dirai rien de plus, pour ne point gâcher votre plaisir de lecture. Surtout axé sur la Renaissance, ce texte est un peu l’exception qui confirme la règle. Car la peinture, chezBallard
, est surtout surréaliste. Qu’il s’agisse de faire le portrait d’un homme lisant Lautréamont, dans la station balnéaire bien connue, ou bien dans les premiers textes de La foire aux atrocités, qui apparaissent en fin de recueil. Le titre de celui consacré à JFK est un clin d’œil appuyé à Alfred Jarry, qui montre sa réelle connaissance de cet auteur majeur, injustement réduit à Ubu. La peinture va jusqu’à l’op-art, avec des vêtements vivants qui deviennent effrayants. Oui, faire peur avec des fringues, il fallait oser, maisBallard
s’en tire magistralement.L’image est également présente dans Les assassinats de la plage, où l’auteur nous déballe les photos judiciaire d’un crime, sans ordre précis. A charge pour le lecteur de reconstituer tant bien que mal l’ordre des choses.
Enfin, l’actualité n’est pas absente du recueil (l’assassinat de JFK, la montée en politique de Reagan dans les expérimentations naissantes de La foire aux atrocités), et nous offre même l’une des plus belles nouvelles : Champ de bataille. Inspirée par la guerre du Viêt-Nam, qui battait alors son plein,
Ballard
en fait un texte intemporel sur la connerie militariste. Les hommes s’entretuent, et meurent pour rien. Non parce qu’ils le méritent, mais simplement parce qu’ils le veulent. Une vision de l’humanité qui atteint son paroxysme dans Reconnaissance, l’un des textes les plus brillants de la mythique anthologie de Harlan Ellison. Cette nouvelle courte nous montre un héros visitant un étrange cirque. Non pas celui du docteur Lao, mais un cirque autrement plus banal, où le narrateur erre au milieu des cages jusqu’à ce que… Texte terrifiant et inclassable (fantastique ? sf ?), qui hisseBallard
au niveau du meilleur Ellison, excusez du peu.Les inédits sont moins nombreux que dans le troisième et dernier volume, mais ils sont passionnants. En particulier La Traversée du cratère (1970), qui mélange réflexions sur la sf et la littérature (
Ballard
considère que la sf est morte à l’instant où l’homme a posé le pied sur la Lune) et mise en place de ces réflexions dans un texte expérimental. Un texte éclairant, entre théorie et pratique, qui nous fait pénétrer dans la praxis du laboratoire littéraire oùBallard
concocte ses expérimentations, entre réflexion(s) et imagination.Recueil de la rupture, des expérimentations (deux textes de La foire aux atrocités, les autres sont absents du dernier recueil, mystères de l’édition), mais aussi recueil de la maturité, avec des textes qui vont en s’amenuisant, en étant toujours plus percutants.
Nous passons de la sf classique des derniers textes (dans l’ordre chronologique) des Chasseurs de Vénus pour basculer vers La région du désastre ou les débuts contemplatifs d’Appareil volant à basse altitude. La fameuse prose
ballard
ienne trouve ici la maturité nécessaire pour se déployer, et inscrit délibérémentBallard
ailleurs. Non pas dans un imaginaire inclassable, dans lequel excellent des auteurs aussi doués que Harlan Ellison ou Daniel Walther, mais un ailleurs qui n’appartient qu’à lui, aux frontières de la littérature de genre, voire de la littérature tout court.Ce recueil est donc la mue de
Ballard
, qui passe de la sf au…ballard
isme, et trouve sa voie, singulière et unique. « This is the way, step inside »Comme le précédent, ce recueil est indispensable, à condition toutefois d’accepter un éloignement progressif de l’imaginaire pur et dur, vers les marges de la speculative fiction, voire de la littérature tout court, avec La foire aux atrocités. Notons toutefois que les deux textes retenus sont les plus proche d’une véritable littérature narrative. En ce sens, ne retenir que ces deux textes est justifié, et se comprend parfaitement.
L’épaisseur du volume (près de 700 pages pour seulement 29 euros), le nombre des textes et leur variété devraient donc permettre à tout amateur d’imaginaire de s’y retrouver. Les fans de sf pure et dure pourront se ruer sur les débuts du recueil, ou dans la poésie bradburienne de Demain, dans un million d'années. Les amateurs d’expérimentations iront vers la fin du recueil.
Quant aux fans de
Ballard
, ils auront tout le loisir de dévorer ce recueil, ou bien de le savourer en y picorant des textes au fur et à mesure..Les nouvelles restent ce que
Ballard
a écrit de meilleur, je ne puis démentir Priest à ce sujet. Amateur tant de nouvelles que deBallard
, il va sans dire que ce volume, comme le précédent, trouve sans peine sa place dans mon panthéon personnel, et fait deBallard
mon nouvelliste favori.L’un des rares, peut-être même le seul, à avoir su constamment maintenir une telle qualité et une aussi puissante originalité, qui font de cette intégrale la seule, l’unique que je puisse recommander. Rien de moins.
Un immense coup de coeur et de chapeau aux éditions Tristram et à Bernard Sigaud !