Pendant quelques temps, les histoires de voyage dans le temps se ressemblèrent quelque peu : le personnage principal explorait à sa guise l’époque de son choix au cours d’aventures plus ou moins rocambolesques. Puis, des auteurs commencèrent à illustrer les premiers paradoxes temporels : là, le personnage provoquait des altérations de l’Histoire, à dessein ou par accident, qui modifiaient le cours normal de celle-ci pour, une fois de retour, trouver un présent sans plus aucun rapport avec celui qu’il avait quitté. Ce fut une première évolution conséquente du thème.
Une seconde évolution se produisit avec l’apparition du thème de la “patrouille du temps” c’est-à-dire une organisation chargée de veiller à ce que rien ni personne ne puisse altérer le cours normal de l’Histoire. Sur ce sujet, les écrits de Poul Anderson restent populaires. Hélas, de telles histoires ne sont souvent que le prétexte pour leur auteur d'étaler leurs connaissances historiques, par ailleurs souvent tout à fait admirables, ainsi que leur sens aigu, et tout autant digne d’admiration, de l’extrapolation – à travers des études de l’évolution d’une société donnée dans un contexte donné, ce qui reste une forme de science-fiction.
À ce stade, la notion d’univers, ou de mondes parallèles n’est pas loin, et trouve d’ailleurs une première forme de légitimité scientifique chez les théoriciens de la physique quantique dès 1957 – c’est à peu près l’époque où Poul Anderson produisit ses récits de La Patrouille du Temps d'ailleurs, qui furent d’abord publiés en magazines avant d’être ensuite regroupés en recueils. Néanmoins, et en dépit de tout l’immense et passionnant potentiel que propose un tel registre, ce n’est pas le thème qu’explore
Asimov
dans ce roman. Non, ici, le père du cycle des robots nous donne la troisième – et à ce jour dernière, à ma connaissance – évolution du thème du voyage dans le temps, et qui reste peut-être à ce jour son œuvre la plus aboutie avec Les Dieux eux-mêmes.Car ici la maîtrise de la translation temporelle n’est pas le prétexte d’une simple distraction par l’exploration d’époques révolues ou à venir ni même alternatives : il s’agit ni plus ni moins que de manipuler le temps, c’est-à-dire ce dont même les dieux n’ont jamais oser rêver y compris dans les mythologies les plus folles. Ici, les agents temporels ne servent pas à préserver l’Histoire mais bel et bien à la modifier pour en quelque sorte l’améliorer. Ici, l’Humanité ne change pas l’Histoire pour son plaisir ni pour asseoir sa domination sur des époques suivantes mais bel et bien pour s’offrir un récit dont elle n’aura pas à rougir. En fait, l’Éternité n’est jamais que le summum du révisionnisme, une réécriture permanente de l’Histoire devenue crédo d’une civilisation si ivre de son pouvoir qu’elle ne distingue même plus les torts dont elle afflige les siens au nom de ce bonheur du plus grand nombre qu’elle entend leur imposer – mais qui n’est bien évidemment qu’une vue des esprits des ingénieurs de l’Éternité.
C’est dans cette négation de la nature humaine – puisqu’ici les erreurs qui font, qui sont l’Histoire se trouvent tout simplement gommées – dans cet ultime refus de la réalité que l’Éternité condamne la liberté et creuse en fin de compte le tombeau de l’Humanité – puisque sans erreurs il ne peut y avoir d’évolution ni de maturité. Mais ce n’est pas pour autant ce qui poussera le héros de cette histoire à se rebeller contre ses maîtres. Car s’il fomentera la fin de cette aberration, ce n’est ni plus ni moins que par amour, cette chose pour le moins tout aussi aberrante du point de vue des ingénieurs de l’Éternité – dont les équations ne tiennent aucun compte des sentiments personnels – et qui terrasse le roi comme le mendiant, les individus comme les empires, ce que du reste la littérature classique a très abondamment illustré, depuis des siècles, dans des œuvres maintenant devenues immortelles.
Car l’amour, lui, pour le coup, est éternel.