Baudelairiens, Faulkneriens, Conradiens et
Shepard
iens,Je ne vais ni vous mentir ni vous spolier.
Par contre, je m’excuse platement auprès de vous et encore plus auprès de votre banquier, pour cet achat supplémentaire. Puisse le Père noël avoir la générosité de vous permettre l’achat de ce court roman qui ne vaut pas cher, donc Papa noël ou votre belle-mère peut se montrer radin.
Graal, Louisiane profonde. Economiquement dévasté, rongé par les rumeurs et confit en dévotion, le bourg vivote malgré tout dans la mémoire de sa splendeur révolue. C'est à deux pas de là que par un soir d'été Jack Mustaine tombe en panne. Il attend qu'un garagiste vienne remorquer sa voiture pour la réparer le lendemain.
Mais c'est la police qui arrive en premier. Intrigué par ce chevelu qui voyage avec des guitares, le flic de l’Amérique profonde fait tout pour emmerder Jack. Ce dernier ne doit son salut qu'à l'arrivé de Joe Dill, le notable du village. Il se retrouve donc dans la voiture de Joe, joyeusement asticoté par sa jeune compagne d'origine viêt-namienne. Ils font route vers le Bon chance, le pub de Graal. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le nom est ironique. Car le Bon chance et surtout Graal seront plutôt le royaume d’Hadès qu’un simple pub du Dixieland. Et Jack va s’y métamorphoser bien malgré lui en Orphée au milieu des rednecks, avec Vida en guise d’Eurydice et la guitare pour toute lyre. La descente aux Enfers ne fait que commencer, et elle sera d’une noirceur abyssale.
Le lieu et l’ambiance du roman ne sont pas sans rappeler Piccirilli. Mais un Piccirilli bien moins déjanté et surtout beaucoup plus noir. Dans cette transposition subtile et remarquablement vénéneuse du mythe d'Orphée,
Shepard
rappelle bien plus le sombre Baudelaire des « Remords posthumes » et le Poe le plus noir, que le Samuel Delany de L'intersection Einstein.Comme toujours chez
Shepard
, l’histoire ne serait rien sans l’ambiance et le lieu. En quelques pages, vous êtes transporté dans une Amérique sombre et fascinante. Il lui suffit de quelques évocations fugaces pour vous embourber en pleine Louisiane. D’un banal terrain vague où le soleil de plomb dessèche les préservatifs utilisés pour la luxure ou l’adultère à l’usine fermée depuis des lustres, c’est toute la vie de ce village et de ces habitants sinistrés qui est résumée en quelques lignes. La sorcellerie, l’animisme et le paganisme y forment un étrange syncrétisme avec un christianisme mâtiné de vaudou. Aussi étranger que Mustaine à cet univers, le lecteur perd vite pied, et s’enfonce avec délice et gourmandise dans les méandres des bayous.Je ne peux terminer cette chronique sans saluer le travail remarquable d'Henry-Luc Planchat, qui signe ici son grand retour. Sobre et élégante, sa traduction colle à merveille à l’univers sombre et tourmenté de
Shepard
, dont l’écriture est l’improbable équilibre entre impressionnisme et expressionnisme.Résolument inclassable et totalement incontournable, maginifiquement traduit, Louisiana Breakdown est à recommander à tous. Aux néophytes qui ont là une remarquable porte d'entrée dans l'univers