Dick
peut faire sourire en annonçant toute la gouaille caractéristique de l'auteur à dépeindre les marginaux psychotiques, il s'avère que le titre original, We can build you, met en lumière et rassemble les différentes perspectives du récit d'une manière assez maligne et garde donc selon moi un certain avantage face à sa traduction. Mais pourquoi deviser sur un titre en guise d'introduction ? Car, simplement, le vaste faisceau de possibilités émanant de celui ci va donné la brillante impression que je structure mon compte rendu d'une façon intellectuelle. Elle est pas belle la vie ?Le premier thème, qui vient de prime à l'esprit d'un lecteur de SF, est bien sûr la capacité de créer un humain de toutes pièces, de A à Z, et de faire naître en lui une conscience et son rapport au monde de façon artificielle. Et on aborde ce point en effet (très) rapidement au cours du livre, puisque de concert avec le héros, un Louis Rosen quelque peu dérouté, on fait la connaissance d'un androïde, appelé simulacre, qui semble techniquement et physiologiquement au point. Mais tout ne fait que commencer, et c'est ici que l'esprit perturbé et génial de
Dick
rentre pour notre plus grande joie perverse en jeu. La tramedick
ienne débute en effet quand Louis prendra connaissance de la nature de l'androïde lui taillant si singulièrement le bout de gras. Ce n'est pas un homme quelconque qui lui fait face de son physique anachronique fidèlement reconstitué. C'est M.Stanton, ministre (de la guerre) sous Lincoln, fraîchement débarqué sur Terre bien après sa mort. Mais les associés de Louis semblent formels, ce n'est qu'une reconstitution psychologique et physique exacte, une illusion pérenne et infaillible. Et pourtant, son agilité surannée de fin jouteur oral, ses manières d'un autre âge, sa sagacité d'homme politique, ses réflexions lucides, tout cela semble si réel....Louis doute. Une frayeur immense lui noue l'estomac. Il s'imagine à partir de cette projection maléfique être déchiré de son néant post-mortem, ramené à la vie sous forme de vis et de boulons, bref, il ne se sent pas à l'aise en compagnie du simulacre. Et ce n'est pas pour s'arranger. La fille de son associé, Pris, schizoïde et créatrice compulsive, pousse l'entreprise à produire Lincoln lui même ; c'est ainsi qu'on voit cet homme mythique débarqué dans le roman deDick
comme si de rien n'était. (Mais avec un panache certain). Robots parfaits? Morts ramenés sans vergognes à la vie ? Et si lui, Louis Rosen, n'était pas également un automate à son insu? La trame matérielle et les contingences humaines s'effilochent, l'esprit psychotique et paranoïaque de l'auteur fébrile se déploie comme des griffes acérées, prenant en proie l'existence de Louis, le faisant basculer insidieusement dans une terreur muette, vers un glissement indicible dans une folie certaine, heureuse, tantôt lucide tantôt schizo. Pourtant l'autre face du roman émerge, d'avantage humaine, paradoxalement.Dick
est un rat, comme le disait Carrère, c'est un rat qui continue à ironiser au bord de l'abîme.L'autre aspect pointe son nez donc, laissant pour un temps les considérations philosophiques et les doutes méthodiques charmeurs de côté, et l'on voit alors apparaître le côté marmoréen de l'iceberg. La société américaine, vernie par la coutumière paranoïa légendaire de
Dick
se voit ici conté en une litanie de sarcasmes mordants et de répliques ironiques désabusées. La valse endiablée subversive se joue véritablement. Un drôle de mal touche ce monde stigmatisé : Une fraction importante de la population est soit disant touchée par une maladie mentale de type psychotique, " alors n'hésitez pas à aider vos proches en les dénonçant au bureau fédéral de la santé mentale... "Vous voyez le tableau au rire jaune. Les malades mentaux présumés pleuvent des rigoles et dégoulinent des caniveaux. Pris, la schizoïde froide et calculatrice, mais également la dominatrice attirante, la fille aux cheveux noirs récurrente, incarne la rémission et la réussite de ces usines à façonner des songes-creux. Louis, attirée par cette fille inhumaine en même temps qu'il sombre mentalement, déclenche sa chute et ses singuliers revirements de finalité. Il ne souhaite plus d'un carriérisme minable à l'american way of life, il ne veut qu'elle, un amour pur, idylle des soirs glacés, improbable et inaccessible, en bon mono-maniaque qui se découvre. Il n'est pas dur de comprendre queDick
ramène cet amour impossible, la dérision de ces personnages minables et sans le sou évincés par l'agitation des puissants, à sa vie personnelle. ( De même pour l'exactitude minutieuse et perverse avec laquelle il décrit doctement et ironiquement les agissements des sois disant psychiatres...).Donc, We Can Build You, une phrase merveilleuse pour annoncer qu'il n'y a pas que des androïdes qui sont fabriquables. Loin de là. D'ailleurs la différence est mince entre le Lincoln en boites de conserves et l'entrepreneur du roman. Pire, le robot paraît plus empathique. Inversion des valeurs insidieuse, détournement des codes, mise en avant d'une perspective triste mais ô combien réelle, trop réelle pour qu'on la voit, mais pourtant placée sous un ciel de dérision courageuse : Voilà ce que c'est ce livre.
En définitive, si le Bal des schizos m'a sidéré, c'est grâce à son charme indubitable. Un charme qui serait difficile à reproduire car vraiment trop spécial à
Dick
: Des personnages cinglés s'agitant en des dialogues burlesques, parfois à la limite de l'intelligible, des situations pittoresques et incongrues (souvenez vous cette soupe aux queues de Kangourous et l'air songeur du Lincoln....Ou encore ce dernier déclamant à longueur de journée des passages de Peter Pan ou de Winnie L'ourson devant l'air ahuri de ses associés...). Bref, un défilé de sons et d'images à côté de la plaque, de marionnettes décalées de la réalité en toque malgré elles, qui tentent vainement de s'y raccrocher, et feront tant d'efforts pour un résultat qu'on devine bien maigre...Et c'est l'ultime horizon de cette œuvre, la mélancolie ravageuse, le vide malléable lové en chaque être humain, l'élément d'amertume qui déborde en une écume qui ne demande qu'à être parcouru de doigts créateurs. Que ce soit dans les traits affaissés par trop humain d'un Lincoln ne s'étant jamais remis de son amour de jeunesse, ou dans les exultations tristes de Louis, se débattant dans un paysage morne et industriel, plus factice que les simulacres eux mêmes, elle est là, elle émaille le Bal des Schizos de ses échos lourds de significations destructrices ; elle nous mine, incomplets et vulgaires que nous sommes, pour nous refaire à sa sauce, elle aussi, afin d'être peut être d'avantage en harmonie avec le silence ténu qui règne entre les lointaines étoiles.
Comme Louis, à la fin, nous nous persuadons d'avoir tout, tout dans une supercherie qui ne doit pas être révélée, de peur de rechuter.